Parmi ses missions, Vanawine Sylviery, médecin généraliste, intervient dans l’unité de longue évolution. Aujourd’hui elle va faire connaissance avec ces patients, pour qui le monde extérieur reste hostile et menaçant… D’abord méfiante, Mme U. l’accueille, et se confie…
L’unité de longue évolution, vouée à fermer, reste encore aujourd’hui le lieu de vie d’une vingtaine de personnes qui n’ont guère de place dans le monde extérieur hostile et inquiétant qui les a rejetées. Jusqu’à ce qu’un projet de vie soit élaboré pour chacune, dix d’entre elles ont été placées sous ma responsabilité en tant que médecin généraliste « traitant » de transition.
Je vais voir Monsieur P., un homme sphérique et enfantin, qui semble toujours apprécier la compagnie des soignants. Lorsque j’arrive près de sa chambre, j’aperçois dans le couloir une femme grande et mince, Mme U. Coiffée d’une incroyable coupe afro blonde et parée de vêtements multicolores, elle s’avance vers moi, la démarche nonchalante trop affectée pour paraître naturelle, et me jauge sévèrement.
« – Vous êtes qui, vous ?
– Je suis le nouveau médecin généraliste de l’unité.
– J’en ai marre des médecins. Les psychiatres j’en ai trop vu moi.
– Je ne suis pas psychiatre, moi.
– Ah ?
– Non je suis généraliste.
– Ah bon ça va alors.
– Je peux venir vous voir dans un instant, si vous voulez.
– Ah non je ne veux pas voir de médecin. »
J’entre dans la chambre de Monsieur P. mais elle m’alpague à nouveau.
« – En fait si, je suis d’accord pour que vous veniez.
– Entendu, je viens juste après. »
Je termine ma consultation avec Monsieur P., fier de me montrer qu’il sait appliquer sur ses jambes la crème hydratante que je lui ai recommandée. Puis je passe dans la chambre d’à côté, où Mme U. m’attend de pied ferme. « Je suis donc la nouvelle généraliste, et je suis venue me présenter. Et faire connaissance. Comme ça, vous saurez à qui demander si un jour vous en avez besoin. » Elle me regarde en souriant. Un vrai joli sourire. Elle me dit « Enchantée », puis cesse brutalement de sourire. « J’arrive plus à sourire, en fait. »
Elle lutte pour donner à sa bouche la forme d’un sourire qui, cette fois, ressemble davantage à un rictus figé.
« – Je n’arrive plus à sourire. J’ai eu trop de malheurs.
– Je trouve que vous y arrivez plutôt bien. »
Elle n’a pas de masque, et en cet instant, je ne prête aucune espèce d’attention à ce détail que mon cerveau usé semble occulter : voir cette femme sourire a, en quelque sorte, illuminé ma journée. Je la questionne sur ses antécédents. Je sais qu’elle a eu un cancer du sein, qu’on l’a opérée, qu’il lui manque la moitié de sa poitrine de femme. « Je ne sais pas si j’ai eu un cancer ou un enfant. Je ne sais plus…Il y a eu cette chose, là, qui grossissait. Si ç’avait été un sein, j’aurais pu le garder… si ç’avait été un enfant, j’aurais pu m’en occuper… » Elle berce contre son cœur un enfant imaginaire, rond comme une tumeur. « Mais c’était pas un enfant. C’était un cancer. Et on me l’a enlevé. Je n’arrive pas à m’en remettre. »
Elle regarde dans le vague, d’un air mélancolique. Puis elle se retourne brutalement vers moi, me sourit et regarde mes pieds.
« – Elles sont belles, vos bottes.
– Merci Madame U. !
– C’est très joli, les bottes hautes, comme ça. Je vais m’acheter des bottes hautes, moi aussi. »
Elle me remercie. Elle est contente d’avoir fait ma connaissance. Je m’éloigne. Et le souvenir de cette femme si exubérante, berçant contre son cœur le souvenir d’une tumeur de son sein arraché, quand elle aurait voulu un enfant à allaiter, s’attarde en moi. Comme une discrète envie de pleurer…
Vanawine Sylviery
Médecin généraliste
