« Tout est bizarre… »

N° 264 - Janvier 2022
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Depuis environ 6 semaines, Daniel, 19 ans, est débordé par des pensées incessantes et intrusives. Il éprouve des sensations étranges et se sent observé…

Daniel, 19 ans, pousse la porte de la consultation Nineteen (1). Vêtements de sport plutôt assortis, casquette sur la tête, il s’affale sur un fauteuil en face de moi. C’est sa mère qui nous a joints, désemparée, après avoir fait le tour de plusieurs structures pour trouver un interlocuteur pour son fils. Un flot de paroles m’assaille, comme un débordement trop longtemps contenu, et je ressens sa souffrance à fleur de peau.

« Depuis à peu près 6 semaines, je crois, ça a commencé à ne plus aller dans ma tête. J’étais tellement accablé, ça faisait mal physiquement, vous comprenez, je n’arrivais plus à réfléchir. » Daniel poursuit, très vite, à demi-mot, et je dois parfois le faire répéter. « C’est dur à expliquer, c’est comme une pression, comme si j’étais écrasé, je crie mais ça ne sort pas, il y a une hypersaturation dans ma tête. C’est comme s’il y avait du vide, des zones grises, je me noie dans ma tête, vous voyez, je n’ai plus d’appui. » Il reprend son souffle : « Je n’ai plus d’émotions, je ne ressens plus rien et je n’arrive plus à pleurer. Et puis surtout je n’arrive plus à penser, et tout est bizarre autour de moi. »

« Je sais que ça parle de moi »

Je lui propose de revenir sur sa tristesse, et lui demande s’il a déjà eu des idées suicidaires ou essayé de se faire du mal. Comme beaucoup de jeunes, il hésite.

« Je ne sais pas si ça compte, mais quand je vais fumer sur le balcon chez mes parents et que je regarde en bas, je pense, vous voyez, je me dis, et qu’est ce qui va se passer si je saute ? J’y pensais tous les jours quand j’avais des partiels à mon école de mode, maintenant ça va mieux, je suis en vacances, ce n’est pas revenu depuis. »

Je lui explique que ce n’est pas normal de penser à la mort tous les jours et nous explorons ensemble les symptômes qui pourraient faire penser à un épisode dépressif. Malgré ses études brillantes dans une prestigieuse école de mode, Daniel se sent impuissant, indigne et pense qu’il mérite d’être puni pour ce qu’il aurait fait de mal. Il m’explique qu’il aime aider les autres, que ça vient peut-être du fait qu’adolescent, il protégeait sa mère quand son père la frappait. Je lui confirme qu’il présente beaucoup de signes de dépression et que l’anesthésie émotionnelle qu’il ressent en est aussi un symptôme.

Nous revenons sur ses perceptions et ce qui se passe dans sa tête. Il sent très régulièrement des odeurs de gaz et souffre aussi de sifflements continus qui l’empêchent de réfléchir. Pour travailler, il doit écouter de la musique avec un casque. Il a aussi l’impression que les gens le regardent bizarrement, dans son école ou quand il marche dans la rue : il se sent observé, comme si les gens lui voulaient du mal. Je le regarde fixement : « Vous pensez que tout cela est vrai ou que c’est un ressenti ? »

Daniel fait une pause. « Peut-être que je me fais des films. Je mélange parfois le réel et l’imaginaire. Souvent, je me réveille en faisant un cauchemar, toujours le même, je suis un chevalier dans une bataille au Moyen Âge, je tire des flèches sur les adversaires et soudain, c’est comme si j’étais avalé par la troupe de cavaliers en face de moi, je me fais broyer et je me réveille en pleurs. C’est horrible. » Il complète : « D’ailleurs je ne regarde plus trop de films parce que j’ai l’impression, comment vous expliquer, je reconnais des éléments de ma vie dans les films, je sais que ça parle de moi.
– Vous pensez que c’est possible ? Un réalisateur qui ne vous connaît pas pourrait mettre dans un film des choses sur vous ? »

Daniel me regarde, un peu surpris par ma question. « Oui, vous avez raison, c’est quand même étrange. En parlant avec vous, je vois bien que ce que je vous raconte ne tient pas debout mais sur le moment, j’y crois vraiment. »

Soins précoces

Je décide de lui donner un rendez-vous dès la semaine suivante, pour une évaluation médicale. Daniel présente des signes évoquant un premier épisode psychotique, avec une altération des perceptions, des idées de référence, une perte de contrôle de la pensée et des éléments dépressifs. Très demandeur de soin, il manquera ses cours pour venir à la consultation. S’il accepte des soins psychiatriques ambulatoires, ce jeune peut évoluer très favorablement et s’épanouir dans sa vie de jeune adulte au niveau scolaire, social, amical, sans ruptures majeures. Détecter les troubles psychotiques précoces (2) reste un enjeu essentiel pour inaugurer une prise en charge de qualité et une relation de confiance avec les soignants…

1– Accueil de première ligne pour adolescents et jeunes adultes en souffrance psychique.
2– Voir aussi L’entrée dans la schizophrénie, Santé mentale n° 209, juin 2016

Cet article qui fait partie de la rubrique récurrente de la revue Santé mentale, « Les petits bonheurs du soin », est à retrouver dans le numéro 264, janvier 2022.