Le cauchemar de l’enfant rêvé

N° 263 - Décembre 2021
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L’épuisement parental reflète les exigences actuelles à l’égard des parents, soumis au diktat de la réalisation de soi, mais aussi de l’épanouissement social et émotionnel de leurs enfants.

Avoir un enfant, c’est se multiplier et se diviser. Se multiplier, car la procréation consiste à peupler le tapis
roulant de l’espèce. Se diviser puisqu’il faut pour cela céder une part de sa vie à l’enfant – sa vie entière, si l’on y prend garde, tant les enfants sont comme l’eau, occupant toute la place disponible (1).
Cette confrontation entre multiplication biologique et division existentielle est amplifiée par nos journées déjà remplies, par nos vies professionnelle, personnelle et familiale que l’enfant va venir découper – d’autant plus que sa vie à lui est à bâtir. Sans compter la pression supplémentaire de l’enfant précoce et de l’enfant roi. L’enfantement, processus le plus naturel et le plus nécessaire de notre vie animale, semble être devenu une course d’obstacles de notre vie sociale, voire un obstacle tout court. Notre bagage serait-il devenu trop lourd à transmettre ?

La réalisation de soi
L’être humain est l’animal dont la maturité est la plus tardive, et qui réclame surtout une implication massive des parents. On a coutume d’opposer l’inné et l’acquis, l’inné instinctif qui procure à l’animal ce dont il a besoin pour survivre au cours d’une maturation purement physique (néoténie), alors que l’acquis, lui, enseigne à l’enfant son langage, ses règles de vie, sa culture sur une très longue période (jusqu’à 28 ans et plus pour Tanguy (2)).
Si les soins et l’éducation des enfants, auparavant dévolus aux femmes, ont tendance à être aujourd’hui davantage partagés, ils continuent malgré tout à peser davantage sur les mères. Ainsi, la charge mentale qu’elles supportent, liée à l’inquiétude constante de planifications exactes, s’ajoute à la fatigue des tâches objectives.
De plus, ce partage des tâches censé « libérer » du temps aux femmes a entraîné leur investissement plus important dans la sphère professionnelle. La supposée libération conduit ainsi, dans certains cas, à un enchaînement supplémentaire. Le « néomanagement » tient un double-discours comparable : il vante
l’autonomie, la créativité, la flexibilité comme des modes d’organisation du travail délivrant les salariés de la pesanteur des anciennes structures hiérarchiques et, dans le même temps, fait d’autant plus pression sur les professionnels par des objectifs exagérés, avec parfois des injonctions contradictoires de faire plus avec moins, d’être inventif tout en étant conforme, disponible mais indépendant (3)… De même, les nouvelles
normes familiales prétendent libérer les individus des anciens carcans, dont le premier est le mariage lui-même (4), mais les soumettent parallèlement à l’injonction de réalisation de soi qui concilierait vies personnelle, professionnelle, familiale et amoureuse. Une réussite en demi-teinte ou seulement une insatisfaction dans l’une de ces dimensions sont alors vécues comme un échec global.

Un cercle vicieux
Plus encore, cette exigence d’accomplissement de soi se double d’un surinvestissement de l’avenir de l’enfant, sans doute corrélé aux multiples contraintes subies et auxquelles on espère que notre éducation leur permettra dans une certaine mesure d’échapper. Ce surinvestissement concerne tout d’abord leur accomplissement social : c’est la « manie » de l’enfant précoce qui va ensuite coloniser les discussions autour des crèches, de la carte scolaire, du classement des établissements et des débouchés des grandes écoles. Il s’étend aussi à leur vie émotionnelle, car on veut que l’enfant s’épanouisse dans un monde ouvert, riche de culture et d’interactions sociales, mais sans une discipline qui le bride ou l’incommode. C’est la mode des écoles Montessori, Steiner-Waldorf ou Freinet, qui fondent l’apprentissage sur la liberté créatrice de l’enfant, mais réclament ainsi d’autant plus l’attention des adultes que l’enfant est moins cadré.
Ainsi notre existence, pour oublier son asservissement, se projetterait dans un enfant dont la vie rêvée, par les soins exorbitants qu’elle nécessite, achèverait de la réduire en esclavage.

De la joie…
S’il y a au fond de toute parentalité l’antagonisme naturel d’une vie qui commence et d’une autre qui s’amoindrit, il est aujourd’hui radicalisé par des attentes à la fois à l’égard de l’enfant, qui doit correspondre à nos projections, mais surtout à l’égard de ces projections que nous devons lui permettre de réaliser.
C’est ainsi que l’idée d’épuisement parental témoigne moins d’un manque de ténacité que d’un excès d’ambition. Les luttes sociales, toujours d’actualité, pour obtenir l’égalité du congé parental pour le père et la mère, faire que le travail familial soit reconnu comme tel, doivent ainsi s’accompagner d’une lutte personnelle contre des attentes démesurées, qui nous cachent les méthodes et les subterfuges joyeux, plus simples qu’on ne croit, d’accompagner un enfant vers lui-même.

Guillaume Von Der Weid,
Professeur de philosophie

1– André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, PUF, 1995.
2– Film d’Étienne Chatilliez (2001) mettant en scène un jeune homme qui, à 28 ans, vit encore chez ses parents pour finir d’improbables cursus sinisants.
3– Luc Boltanski et Ève Chapiello : Le nouvel esprit du capitalisme, Tel, Gallimard, 2011, 1ère partie.
4– « Le recensement de la population évolue : de l’état matrimonial légal à la situation conjugale de fait », Insee analyses, 26/10/2017.