Ce que peut le corps

N° 262 - Novembre 2021
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Le sport est une activité qui nous recentre sur l’essentiel, que notre esprit et sa démesure (sociale ou pathologique) nous font parfois oublier.

« Un esprit sain dans un corps sain » : la formule de Juvénal est connue (1). Elle relève du bon sens : nous devons porter un soin égal à notre corps et à notre esprit. Et pourtant, l’esprit pèse davantage que le corps, l’un considéré comme relais vertueux des exigences sociales, l’autre comme retour bestial des besoins naturels. C’est particulièrement vrai dans une société comme la nôtre où l’intelligence est le critère principal de réussite scolaire, de succès professionnel et de statut social. Obnubilé par le façonnage de l’esprit, on oublierait presque l’incarnation du corps. Des années d’études, des efforts incessants de dressage et de refoulement des besoins naturels aboutissent ainsi à un malaise, où Freud détecte notre ambivalence face à une civilisation qui ne nous apporte ces bienfaits qu’au prix d’une frustration permanente du corps et de ses pulsions primitives (2).

Tout en liant corps et esprit, le précepte antique lui-même réduit le premier à une fonction support, comme s’il n’était qu’un outil nécessaire mais accessoire, une enveloppe inévitable mais inessentielle. L’injonction de l’activité physique semble ainsi prolonger la prééminence de l’esprit sur le corps, instrument à entretenir sur fond de dégénérescence possible plutôt qu’existant à part entière. Or, pour donner toute sa force à l’exercice physique, elle devrait moins être considérée comme une activité prophylactique (3) que comme une discipline mentale irréductible au seul effort musculaire. Le sport serait moins un décrassage qu’un accomplissement, un perfectionnement, une connexion pour « se sentir vraiment vivant, davantage relié au monde » (4). Le corps pourrait prendre toute son ampleur au travers du statut de matière première de l’esprit, non plus seulement au sens de matériau brut, mais surtout de réalité éminente. L’incarnation ne serait plus dès lors un auxiliaire encombrant mais un cône dont la base serait la subjectivité pure et la pointe le contact avec un réel permettant, en retour, l’expression, le divertissement, l’équilibre, l’affinement de la personne globale. Le sport peut ainsi être utilisé comme moyen éducatif pour canaliser les énergies, renforcer l’estime de soi et apprendre le respect des règles (5).

Sport et santé mentale

La psychiatrie, quant à elle, a d’abord considéré le sport comme une activité « annexe » (6), alors même que, dès l’Antiquité, la folie était perçue comme un problème physique, le corps jouant le rôle de cause pathogène et donc potentiellement de vecteur thérapeutique. Mais après la Seconde Guerre mondiale et le traumatisme des 45 000 malades mentaux qui moururent de faim dans les asiles, la psychiatrie laissa les malades sortir et vivre librement en société autant qu’il était possible. La promotion de l’activité physique accompagna naturellement cette dynamique fondée sur le principe que la séparation d’avec le corps social, et le corps propre – jusqu’à la dépossession ultime de la contention –, aggravait la folie.

Le sport a alors été considéré comme permettant « l’acquisition d’une autonomie, l’amélioration du comportement relationnel, la prise de conscience et l’affirmation de soi, pour certains, la canalisation de l’impulsivité et de l’agressivité pour d’autres » et, plus généralement, « la conquête ou la reprise de la capacité d’exister par rapport à soi-même et non plus par rapport à autrui » (7). Une étude récente détaille ainsi les bienfaits de l’activité physique sur les malades : 95 % des patients disent être de meilleure humeur après les exercices, et manifestent une baisse de sentiments négatifs comme la colère, l’anxiété ou la dépression (8). Le sport et ses effets à la fois physiques (bien-être) et physiologiques (homéostasie) pourraient constituer un substitut aux psychotropes, et redonner au corps la chance de se soigner lui-même, plutôt que par l’hétéronomie de la médecine (9).

Le besoin de courir…

Pour finir, le sport est une activité qui nous recentre sur l’essentiel, que notre esprit et sa démesure (sociale ou pathologique) nous font parfois oublier : « Si nous étions à notre place, il n’y aurait nul besoin de courir. (…) La mobilité atteste une incompressible logique d’errance. (…) Aller voir ailleurs signifie que quelque chose se joue dans l’ailleurs, mais cet ailleurs est le revers d’une insatisfaction archaïque. (…) La course aux plaisirs, la course aux honneurs, la course aux pouvoirs, la course au savoir ne sont rien d’autre que des logiques d’insatisfaction qui attestent que décidément nous ne sommes jamais là où nous devrions être » (10). Le sport peut finalement nous aider à nous retrouver, dans ce mouvement même par lequel le corps affirme sa puissance. Où le corps peut paraître plus universel que la raison elle-même. Aussi Spinoza, pour qui matière et esprit sont une seule et même chose considérée de deux points de vue différents, affirmait : « Nul ne sait ce que peut le corps » (11).

Guillaume Von Der Weid,
Professeur de philosophie

1– Poète romain (Ier-IIe siècle), auteur des Satires.
2– Freud, Sigmund : Malaise dans la civilisation, PUF, 1976.
3– « Le sport d’assainissement aura toute ma sollicitude » disait déjà Léo Lagrange (Le Figaro du 13 juin 1936).
4– Klein, Étienne, « Vous avez dit bigorexique ? » Études, 2013, t. 418, p. 815-816.
5– Gravillon Isabelle, « Un besoin vital », L’école des parents, 2020, n° 636, p. 28-33.
6– Kudelski Magali, « Le sport, le laissé-pour-compte de la psychiatrie ? », L’information psychiatrique, 2010/10, vol. 86, p. 877-882.
7– Sivadon Paul, Gantheret François : La Rééducation corporelle des fonctions mentales, Éditions ESF, 1977.
8– Tomasi, David : « Positive patient response to a structured exercices program delivered in Inpatient Psychiatry », Global Advances in Health and Medicine, 2019.
9– Illitch, Ivan, La nemesis médicale, Points, Essais, 2021.
10– Le Blanc, Guillaume, Courir, Champs Flammarion, 2015, p. 87.
11– Spinoza, Baruch, Éthique, Flammarion, 1993, III, 2, scolie.