Que signifie guérir ?

N° 249 - Juin 2020
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Face au Covid-19, l’objectif de santé publique a imposé le confinement. Comprendre la tension entre nécessité collective et besoin individuel suppose d’envisager la notion de guérison comme un processus social.

La guérison est un retour à la normale, le vivant qui restaure son état initial de contrôle et de puissance. Le corps s’efface à nouveau devant l’action, comme la matérialité de l’instrument devant la virtuosité de l’interprète. C’est ainsi, en tout cas, que la considère le patient pour qui « la maladie est un dysfonctionnement passager de la machinerie du corps, (…) une agression extérieure, conception gouvernée par l’idée d’une réversibilité du désordre (…) où la guérison est la preuve de la santé conçue comme état normé définitivement. » (1) Optique partagée par la médecine moderne dont l’abord scientifique et morcelé en spécialités permet, par l’observation de terrains, d’anomalies quantifiables, de symptômes ou d’infections, de traiter la pathologie, puisque « voir un être, c’est déjà prévoir un acte » (2).

La guérison confisquée

Seulement si l’on y regarde de plus près, guérir n’est pas exactement l’objet de la médecine qui, étymologiquement, signifie soigner, protéger (medeo). C’est peut-être pourquoi « de tous les objets de la pensée médicale, la guérison est celui dont les médecins ont le moins traité » (3). De fait, on a longtemps d’ailleurs favorisé la médecine expectante à la médecine agissante, considérant que la guérison était un processus naturel, comme en témoigne Ambroise Paré : « Je le pansais, Dieu le guérit » (4). La médecine prend soin de la nature plus qu’elle ne s’y substitue. L’ambition de guérir peut même être considérée comme démesurée et contre-productive. Ainsi, pour Ivan Illitch, la médecine nous rend malades en s’intégrant à des structures sociales pathogènes, en nous assommant de médicaments, produisant des maladies nosocomiales, une résistance aux antibiotiques… Selon lui, le recul de la morbidité globale (épidémie, mortalité infantile…) a été davantage causé par des mesures d’hygiène, la vaccination, les conditions de vie, que par les médecins et leurs exploits chirurgicaux (5). La guérison doit être un processus autonome, aux mains de l’individu, et non confisqué par des techniques hétéronomes aux mains de spécialistes.
C’est que la santé ne s’oppose pas à la maladie comme l’ordre au chaos, mais comme une norme à une autre norme, de qualité inférieure. « La santé parfaite est un concept normatif, un type idéal. Une norme n’existe pas, elle joue son rôle qui est de dévaloriser l’existence pour en permettre la correction » (6). C’est pourquoi la maladie est un ressenti psychologique avant d’être un diagnostic physiologique, et la guérison l’expérience d’une amélioration plus qu’un retour à un état initial. D’ailleurs, un corps soigné garde trace de la maladie, parfois négative (séquelle), positive (immunité) ou encore médicale pour les maladies chroniques sous traitement permanent (diabète, psychose). La guérison consistera en somme autant à une disparition des symptômes qu’à une reprise des activités humaines et sociales de l’individu.
C’est pourquoi l’impression de guérison dépend aussi de la position sociale. Plus celle-ci est élevée, plus la rémission, en cas de cancer par exemple, est vécue comme une menace de rechute, alors même que l’habitude de prendre soin de soi diminue les risques d’être malade. C’est l’inverse dans les classes populaires. « Des femmes de classes supérieures, médicalement guéries depuis de nombreuses années, vivent l’après-cancer avec le sentiment d’une épée de Damoclès et d’une forte limitation de leurs possibilités » alors même que « le soin du corps plébiscité parmi les classes supérieures (…) favorise leur recours aux diagnostics précoces, là où la “dureté au mal” valorisée dans les milieux populaires et les environnements masculins retarde le diagnostic. Si ce retard diminue les chances médicales de guérison, il entraîne également un sentiment plus rapide de “retour à la normale”, une fois les symptômes atténués (…). Même en cas de récidive, l’impression d’aller mieux domine, le cancer étant un accident parmi d’autres, et la peur de la récidive suppose aussi la capacité de se projeter dans le temps long, ce que l’expérience de la précarité empêche en grande partie » (7).

Deux réalités opposées

Ainsi, de même que pour comprendre la réalité de la maladie, il faut élargir le cadre d’observation de l’organe au métabolisme, il faut intégrer la guérison individuelle dans un processus social. Dès la fin du XIXe siècle en effet, la médecine ne promet pas seulement la guérison de l’individu, mais de la société : « Le mal est grand mais le remède existe, et la médecine seule peut et doit le fournir, partout et dans tous les cas, de manière à transformer le corps social de la base au sommet » (8). Or c’est justement cette visée de santé publique qui nous force à articuler deux réalités que tout semble opposer : la souffrance et la statistique, le soin singulier et collectif. Car c’est de cette tension même entre individu et société que nous devons faire émerger les normes sanitaires (organisation du confinement), sociales (protection des populations à risques), morale (choix du Bien de la santé contre les biens de l’économie).

Guillaume Von Der Weid, Professeur de philosophie

1– A.-C. Masquelet, “Le soin à l’épreuve de la cure”, Les Cahiers du Centre Canguilhem, 2010, 1, 4, p. 53-57.
2– George Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, Quadrige, 2005, p. 12.
3– George Canguilhem, Écrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2002, p. 69.
4– Ambroise Paré, in Jean-Pierre Poirier, Ambroise Paré : un urgentiste au XVIe siècle, Pygmalion, 2005.
5– Ivan Illitch : Némésis médicale, L’expropriation de la santé, Seuil, 1981.
6– Canguilhem, op. cit., 2005, p. 41.
7– Anne Bory, “La guérison est aussi un fait social”, Le Monde, 2/6/20. µ
8– Dict. encyclopédique des sciences médicales (1874).

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