28/10/2015

Ce geste d’une infirmière qui éteint le feu…

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Une bagarre éclate entre deux patients pour un vol de tabac. Christophe, un jeune infirmier sidéré par la scène, appelle les renforts qui tardent à venir. La tension est majeure. Germaine, une infirmière expérimentée  ramène le calme avec une de ses « astuces »…

Dans la petite salle de télévision, avec quelques patients, nous nous remémorons les films cultes qui ont marqué notre jeunesse. La bonne humeur est communicative et plusieurs d’entre eux rient de bon cœur en découvrant mes deux films favoris qu’ils trouvent tout à fait opposés. Je m’apprête à justifier mon choix cinématographique quand mon collègue arrive soudain en courant et m’alerte d’une bagarre entre deux patients.

La fureur d’un boxeur

Je bondis de mon siège et court dans le couloir vers Monsieur K. Dans un état de rage impressionnant, les yeux rougis par la colère, il tient fermement Monsieur A. par le col et le secoue de toutes ses forces. Monsieur K. est un patient très délirant qui souffre de schizophrénie. Par le passé, se sentant persécuté, il a été très agité. Sa carrure et sa puissance de boxeur l’ont rendu dangereux pour les autres. Il a d’ailleurs blessé plusieurs personnes et a été longuement hospitalisé en unité pour malades difficiles. Depuis son transfert dans notre service, il a connu des moments difficiles en début d’hospitalisation, avec plusieurs périodes d’isolement en chambre sécurisée. Parfois même, dans des moments de forte tension, il a été « contentionné » physiquement sur le lit pendant des heures. Aucun traitement n’a vraiment pu venir à bout de ses hallucinations, mais après quelques semaines, jour après jour, les puissants neuroleptiques et un accompagnement infirmier intensif lui ont permis de retrouver une relative sérénité. Depuis deux semaines environ, il est beaucoup plus apaisé et plutôt discret.

Il allait mieux, jusqu’à ce que Monsieur A., lui vole son paquet de tabac dans sa chambre, réactivant en quelques secondes la furie du boxeur. La situation s’est rapidement dégradée au point de devenir très critique. Après plusieurs hospitalisations, je connais bien Monsieur K., mais je ne l’ai jamais vu dans une telle colère. Il hurle, menace et exige du patient qu’il étrangle presque, qu’il lui rende sur le champ son tabac.

Une béquille de nicotine

Notre service accueille des personnes hospitalisées sous contrainte et de ce fait, il reste fermé à clé. Le tabac y est une denrée rare et les vols récurrents. Depuis toujours, tabac et psychiatrie sont très liés. La forte dépendance de certains patients à la cigarette en fait souvent une nécessité première et essentielle à leur quotidien, autour de laquelle peuvent se cristalliser conflits et tensions. Cette “béquille de nicotine” aux vertus anxiolytiques, vient contenir, rassurer, nourrir, réchauffer, apaiser, accompagner et encore bien d’autres choses… En être privé peut être une réelle souffrance. C’était le cas pour Monsieur K. Alors même que je tente en vain de l’interpeller et de l’inviter au calme, je sais que nous ne retrouverons pas son tabac qui a probablement été jeté quelque part dans la panique et déjà récupéré par quelqu’un d’autre. La tension reste majeure, la seule chance de protéger Monsieur A. est de calmer ou d’isoler Monsieur K. Je tente d’accrocher son regard, mon collègue et moi l’appelons, mais il ne nous entend pas et, incapable de revenir à la raison, il s’apprête à frapper du poing celui qu’il maintient et qui ne parviens pas à se dégager. Quelques minutes auparavant j’ai déclenché le dispositif d’alarme mais les renforts n’arrivent pas. Le temps me semble interminable, comme ralenti. Comment m’y prendre ? Je n’ose pas m’interposer. En effet, l’affrontement est intense et je crains d’être blessé ou pris à parti. Dois-je m’éloigner ? Me rapprocher ? Puis-je poser ma main sur Monsieur K. sans qu’il ne se retourne contre moi ?

De la poésie…

Je suis incapable de calmer quiconque, lui, eux, et moi car je suis effrayé. Spectateur impuissant, j’attends que pleuvent les coups et je m’évade. Dans le tumulte ambiant, je repense à la discussion agréable sur le cinéma de notre enfance, juste avant ce drame sauvage et brutal, qui n’a définitivement pas la poésie de mes deux films fétiches. Ces deux films n’ont en effet rien à voir l’un avec l’autre, et pourtant ils ont quelque chose en commun, la poésie.  Oui, pour moi il y a autant de poésie dans le doux “Dirty Dancing” que dans le très violent “Pulp Fiction”. Oui, il y a autant de poésie dans la danse de Patrick Swayze avec sa partenaire, que dans l’habitude de Samuel L. Jackson de systématiquement réciter le même terrible verset biblique devant ses victimes avant leur froide exécution.

En cas d’urgence

Germaine, comme d’habitude arrive de nulle part, et me ramène à la réalité. Elle s’approche des deux hommes et réussi à glisser quelques mots dans l’oreille de Monsieur K. qui se calme immédiatement. Puis elle l’accompagne à l’écart et ils discutent brièvement. Ma vieille collègue s’éclipse alors pour revenir avec du tabac qu’elle donne à Monsieur K.Sans que je ne comprenne comment, le service se calme rapidement, sans violence et avant que les renforts n’arrivent. Monsieur A. se remet de ses émotions devant la télévision pendant que Monsieur K. repart vers son quotidien discret, comme si rien ne s’était passé. Je suis sidéré. Que lui a donc dit Germaine ? Comment a-t-elle fait ? Plus tard, elle m’explique. “C’est le vol du tabac qui a déclenché sa colère. Aucun renfort, aucun isolement, aucune contention n’aurait pu l’apaiser. Cela aurait au mieux réglé le problème d’agitation, mais pas sa colère. Et en usant de la force pour le contenir, nous prenions le risque de dégrader la confiance fragile que nous avons tissé avec lui. Seul le tabac pouvait le rassurer… Je lui ai donc demandé s’il parviendrait à se calmer si je lui trouvais du tabac tout de suite et si je pouvais lui faire confiance. Il me l’a promis. Puis nous avons tous les deux tenu notre engagement.”

Germaine ne fume pas mais elle a toujours du tabac dans son vestiaire, en « cas d’urgence », et il s’agissait bien d’une urgence ! Encore une fois elle avait réussi à éviter le pire. Je ne sais pas si dans le futur j’aurai cette capacité d’essayer préférer la confiance et l’apaisement aux renforts et à l’isolement en cas d’agitation. Mais depuis ce jour, même si je ne fume plus depuis des années, j’ai toujours du tabac, moi aussi, dans mon vestiaire « en cas d’urgence ».

Je repense souvent à la poésie en me demandant si finalement elle n’est pas partout ? Dans mes vieux films de danse ou d’action, comme dans le geste désespéré de ce patient qui va voler un « boxeur » ? Comme dans la réponse démesurée du « boxeur » qui s’y perd pour survivre ? Ce dont je suis certain, c’est qu’il y a de la poésie chez Germaine. Dans le geste d’une infirmière, qui avec du tabac, a éteint le feu

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