02/11/2015

Des alliances pour rester ensemble

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Fin de week-end calme dans le service… Tout à coup un jeune couple de patients, très amoureux, mais qui doit être séparé le lendemain, décide de fuguer. Très agités, ils tentent de forcer la porte d’entrée sous les yeux de Christophe, un jeune infirmier impuissant. Germaine, sa collègue propose aux tourtereaux de fabriquer des alliances…

Le week-end touche à sa fin. Ces deux jours ont été calmes et très agréables. Malgré la pluie qui n’a cessé de tomber, il flotte dans le service un air de fin de vacances d’été, moments suspendus où se mêlent bien-être et nostalgie. L’ambiance est douce et conviviale, certains patients jouent à des jeux de société quand d’autres discutent en fumant cigarettes sur cigarettes dans le petit jardin à l’abri des gouttes. Quelques uns fument en cachette dans leur chambre au chaud. Portés par ce vent de détente, nous avons pris le parti de faire comme si nous n’avions rien vu de cet écart au règlement intérieur. Oui ce dimanche soir est une fin de vacances, un entre deux temps qui marque la fin d’une pause et annonce la reprise d’un quotidien pas toujours évident. À cet instant, tout le monde profite du moment présent. Tout va bien… Sauf pour notre couple de patients, Alexandre et Samira. En effet, désespérés à l’idée du départ du jeune homme le lendemain matin, les deux amoureux ont soudain décidé de fuguer ensemble. Évidemment, dans ce service fermé accueillant des personnes hospitalisées sous contrainte, ce n’est pas chose facile. Mais ils ne doutent de rien et armés d’un stylo, tentent, sous nos yeux, de crocheter la serrure de la porte d’entrée.

Il faut casser la porte !

Alexandre et Samira ont environ vingt-cinq ans et souffrent tous les deux d’un trouble de la personnalité de type “état limite”. Leur émotivité est à fleur de peau. Au cours de cette hospitalisation, ils se sont rapproché l’un de l’autre jusqu’à créer une relation forte, charnelle et amoureuse. Ils ne s’en sont jamais cachés et marchent en permanence main dans la main. Ils nous ont même avoués avoir programmé leur mariage. Personne ne se risquerait à parier sur la longévité de leur couple, tant les fonctionnements instables de ces deux jeunes gens sont marqués par une grande immaturité et une très forte impulsivité. Mais il est  certain que cette relation les a aidés et restaurés. Alexandre doit partir et ni l’un ni l’autre ne sont en mesure de se projeter dans le futur. Chacun vit cette séparation comme une fin définitive, insupportable.  Il en est ainsi pour nos deux amants, il faut casser la porte et s’enfuir. S’embarrasser de discrétion ne semble pas être leur priorité, et c’est avec cris et fracas qu’ils entreprennent leur travail d’évasion.

Nous allions changer le monde…

Rapidement auprès deux, je comprends vite que ce calme week-end ne va pas le rester bien longtemps. Tout à fait inaccessibles à mes propositions d’apaisement, les amoureux ne font plus qu’un, forts et unis, envers et contre tous, bien décidés à partir. Après de longues minutes de négociations, rien ne change, la pluie tombe toujours, Samira pleure, gémit, et Alexandre, en bon protecteur, tient avec douceur la main de sa belle tout en restant concentré sur son démontage de serrure qui ne cède pas. Je suis désolé pour eux, incapable de les rassurer et très inquiet pour les minutes à venir, que j’imagine bientôt explosives en voyant le stylo se casser et les coups de pieds faire tremble la vieille porte. Je n’ai jamais connu une telle situation. Comment les apaiser ? Comment leur parler alors qu’ils ne veulent pas m’entendre ? Comment éviter que les choses ne dégénèrent avec ces patients fragiles ? Comment les protéger ? Leur entreprise est folle, leur insouciance touchante et leur force bouleversante.  Ils sont là, devant moi, accrochés l’un à l’autre, main dans la main toujours, épris d’un élan de vie que rien ne semble pouvoir arrêter. La scène est forte. Moi-même submergé par l’émotion, j’entends alors au loin le son d’une guitare, des années en arrière. En quelques instants, entre les cris et les bruits sourds des coups sur la porte, de lointains souvenirs de colonies de vacances ressurgissent dans mon esprit fatigué. C’était une nuit, il y avait les guitares autour du feu, les histoires qui font peur, les chansons de Francis Cabrel, les yeux sous la Voie Lactée et les premières émotions adolescentes. Je me souviens alors de tout cela, et surtout de nos ailes, celles qui nous faisaient dire que nous allions changer le monde et casser mille portes…

Des alliances pour « tenir »

Je ne sais pas si ma vieille collègue infirmière Germaine est allée en “colo” dans sa jeunesse, mais ce soir là c’est elle qui m’a extirpé de ma rêverie. Elle a tout de suite compris l’urgence d’aider le jeune couple prêt à s’effondrer. Impuissant et la tête toujours un peu dans les étoiles, je la remercie une nouvelle fois de venir au secours du jeune infirmier et la suis alors qu’elle enclenche le dialogue avec Alexandre et Samira, en pleine crise. Spontanément elle leur parle de leur projet de mariage. Puis, de façon inattendue, leur demande s’ils ont des alliances. Les futurs mariés, d’abord étonnés par cette question, s’agacent, renvoyant à Germaine le ridicule de sa question. Le ton monte. “Tu te moques de nous ou quoi? Tu crois que ça se trouve ici des alliances, dans votre prison? Tu veux nous énerver ?” hurlent-ils ? À cet instant précis, Germaine leur offre un large sourire bienveillant. “Je comprends… Venez, allons fabriquer des alliances!” leur répond-elle. Immédiatement Alexandre et Samira s’apaisent. Main dans la main, ils suivent Germaine. Tout au long de la soirée, elle les aide à confectionner des alliances artisanales… Selon la méthode des bracelets brésiliens… Pendant ce temps privilégié, ils échangent beaucoup.

Je n’en reviens pas ! Quelques heures plus tard notre couple arbore fièrement ses alliances et envisage l’avenir autrement, comme si ces nouveaux bijoux les rassuraient et allaient leur permettre de « tenir ». La soirée se termine calmement. Germaine m’explique l’effet rassurant de ces “doudous” pour nos jeunes tourtereaux, ces objets transitionnels qui les relient malgré la distance. Selon elle, ces bagues les lient désormais officiellement. Plus besoin de fuir pour être ensemble.

 Je ne sais pas si depuis cette histoire Alexandre et Samira se sont retrouvés à l’extérieur et s’ils ont toujours leurs bagues.  Je sais par contre que ce soir là, Germaine m’a enchanté avec ses bagues en bracelets brésiliens. Ces bracelets que l’on offrait, adolescents, à celles ou ceux qui faisaient briller nos yeux, la nuit autour du feu en écoutant Cabrel. Ces nuits à la belle étoile sont très loin, et pourtant je ne les oublie pas.   Surtout les nuits des fins de vacances, celles des derniers instants, les mains dans d’autres mains.