23/10/2015

Mais fais quelque chose, il va sauter !

FacebookTwitterLinkedInEmail

Christophe, un jeune infirmier est confronté à une situation qui le paralyse. Steeve, un adolescent de 15 ans est assis sur le toit, les pieds dans le vide. Que faire ? Comment éviter la catastrophe ?

La nuit est tombée tôt, comme tous les soirs de ce mois de janvier.

Dans le service, le chauffage est bloqué au maximum et la chaleur étouffante. Nous avons alerté les ateliers mais ils ont vraisemblablement d’autres radiateurs à fouetter puisque depuis trois jours nous n’avons vu aucun réparateur.

La cour du service est devenue l’oasis où, avec les adolescents hospitalisés, nous allons respirer l’air froid de l’hiver et fumer quelques cigarettes (encore autorisées à l’époque).

Le dîner a été copieux, et dans l’ambiance détendue de cette douce soirée nous nous apprêtons à prendre l’air et discuter tous ensemble.

Steeve, les pieds dans le vide

Et puis j’aperçois Steeve, assis sur le rebord du toit du grand bâtiment, à une hauteur de plus de deux étages, les pieds dans le vide, prêt à sauter.

Steeve a quinze ans. C’est un jeune garçon calme et discret qui cache, sous une grande mèche de cheveux et des écouteurs toujours vissés sur ses oreilles, une grande détresse. Il parle peu et nous avons du mal à échanger avec lui. Ses parents sont décédés deux ans auparavant dans un accident de voiture. Il a alors été accueilli par ses grands parents qui ne parviennent plus à l’aider. L’enfant souriant n’est plus que l’ombre de lui-même. Déscolarisé, il s’est réfugié dans le l’alcool, le cannabis et le silence. Ses nombreuses fugues l’ont amené jusqu’à nous. Hospitalisé depuis près d’une semaine, il se tient en retrait, à l’écart des autres adolescents et reste mutique en entretien. Il n’a posé aucun problème de comportement depuis son admission.

Jusqu’à ce soir, à plus d’une dizaine de mètres du sol…

Est-ce la chaleur du service ? Le froid de la cour ? Le vertige ? Soudain j’ai chaud, j’ai froid, je sue, je tremble… Imaginer Steeve tomber devant moi me terrifie.

J’ai beau l’appeler, il ne m’entend pas. Ses écouteurs doivent hurler je ne sais quelle musique dans ses oreilles, ce qui me rend inaudible.

La cour dans laquelle nous nous trouvons est petite, mais elle nous permet néanmoins de faire quelques jeux de balles ou parfois de déjeuner dehors. C’est un endroit agréable, où quelques plantes colorées résistent encore à l’hiver, dans de grandes jardinières. Une immense grille de trois mètres de haut environ a été pensée par les architectes pour éviter toute tentative d’escapade. Elle entoure cette cour.

Nous pensions le mur et la grille impossibles à escalader, mais le jeune homme est monté jusqu’au toit, a dépassé la grille et se trouve maintenant en dehors de notre périmètre, à une hauteur terrifiante.

Ce n’est plus la chaleur ni le froid mais la peur, agressive et glaçante, qui me fait grelotter. Je n’en peux plus de trembler et tous mes appels vers Steeve restent vains.

Parallèlement, l’ambiance dans le service passe progressivement du calme à la panique générale. Les  jeunes patients courent dans tous les sens, hurlent au secours et s’en prennent à moi, parfois avec virulence. “Mais fais quelque chose!” crient-ils en me secouant presque, “Sauve-le, vas-y, il va sauter ! Il va mourir à cause de vous qui l’avez enfermé!”

Dans un élan de folie, j’entreprends l’escalade, mais la réalité cruelle s’impose à moi après une chute ridicule, je n’ai plus quinze ans. Mais comment diable avait-il pu monter là-haut ?

Je ne sais plus comment m’y prendre. La scène me semble irréelle et je suis seul. Où est ma collègue ? Que dois-je faire ? Comment éviter la catastrophe ? Je perds pied.

Curieusement, mon esprit impuissant semble alors  se détacher de mon corps, du réel. Je suis là sans être là. Comme au loin, j’entends les cris sourds autour de moi et le présent se distord, je m’évade et sans savoir pourquoi, à cet instant précis je pense à Kurt Cobain, le chanteur du groupe Nirvana. Je l’écoute encore. Dans sa lettre d’adieu écrite avant de mettre fin à ses jours en 1994, il disait qu’il avait “besoin d’être légèrement engourdi pour retrouver l’enthousiasme de (son) enfance”…

Steeve est à dix mètres du gouffre et je comprends maintenant les mots du chanteur. L’engourdissement, comme une libération…

Ecouter la musique sous les étoiles

Puis, un ballet étonnant me ramène à la réalité. Des soignants, au-delà de la grille, comme des dizaines de fourmis en blouses blanches, accourent de tout l’hôpital, avec des matelas qu’ils disposent très rapidement au pied du mur, sous l’adolescent, pour l’accueillir en douceur comme un filet géant en cas de chute.

Je suis sidéré et saisi par l’émotion devant ce mouvement collectif de tout un hôpital. Germaine, ma vieille collègue, a alerté tout le monde et elle vient désormais à mes côtés. “Ne t’inquiète pas Christophe, il va redescendre. Dans le doute j’ai appelé le cadre de garde, mais il va redescendre. De toute façon, ainsi il prendra la mesure de notre inquiétude et de l’attention que nous lui portons…” me chuchote t-elle à l’oreille. Comment peut-elle en être si sûre? “J’ai beaucoup parlé hier avec lui.” Me dit-elle alors. Je n’en reviens pas.

Quelques minutes plus tard, surpris lui aussi par l’agitation et le tapis de matelas sous ses pieds, dix mètres plus bas, Steeve redescend simplement, à la force de ses doigts et de ses quinze ans. Gêné, il s’excuse et nous dit qu’il n’était pas nécessaire de s’inquiéter, qu’il voulait juste écouter de la musique sous les étoiles, au calme.

Je suis abasourdi par l’intensité et l’incompréhension de ce que je viens de vivre. Des gouttes froides de transpiration coulent le long de mon dos et Germaine me prend par le bras.

Plus tard, elle m’a ensuite raconté les jours passés auprès de Steeve pour qu’il se sente en confiance avec elle jusqu’à ce qu’il se confie hier à l’occasion d’une longue discussion, pendant qu’ils dessinaient tous les deux. Elle m’explique les projets de vie de Steeve avec une jeune adolescente de son village, Estelle, dont il est amoureux et qui l’attend à l’extérieur. Elle me dit tout cela, et sa quasi-certitude qu’il ne sauterait pas.

Germaine a pris du temps avec lui, jour après jour elle a cherché à tisser un lien et a réussi. Elle le connait mieux que moi. Ainsi, même si dans le doute elle a pris le temps de demander de l’aide, elle n’a pas paniqué.

Longtemps après, je repense souvent à cette soirée incroyable, aux fourmis et aux dizaines de matelas empilés par terre, à la grande grille, à Steeve au loin et à sa musique sous les étoiles, à Germaine qui a su lui parler.

Et je me pose la question.

Et si Germaine avait rencontré Kurt Cobain ?

Pack SUICIDE

N° 134 Le suicide…et après ?
N° 182 Famille et suicide
N° 213 Suicide et travail
N° 256 Prévenir la réitération suicidaire

Plus d’informations

N° 165 - Février 2012

Le passage à l'acte

Moment de bascule face à une menace sur la vie ou l’intégrité psychique du sujet, le passage à l’acte est un agir violent spectaculaire qu’il …

Plus d’informations