Les mystères de Jean

N° 198 - Mai 2015
FacebookTwitterLinkedInEmail

Autiste, Jean vit dans son monde, loin de toute communication. Pourtant, en y prêtant attention, des indices montrent qu’il cherche à entrer en relation avec autrui.

Jean est un grand jeune homme de 19 ans. Toujours vêtu d’un imperméable beige boutonné jusqu’en haut, il arbore souvent un chapeau et un nœud papillon. Autiste, le regard fuyant, il s’est construit un univers imaginaire pour entrer en relation avec autrui.

« Sorcière ! »

Il s’approche de moi sans bruit alors que je suis assise avec d’autres adolescents de l’hôpital de jour et s’arrête juste derrière moi. Je sens une légère tape sur ma tête et j’entends sa drôle de petite voix : « Oh, et crac, un œuf sur la tête, hé hé, hé… » Je me retourne. Jean s’éloigne déjà en me regardant : « Euh, pas du tout, j’ai rien fait moi, c’est pas moi… » Jean a l’air ravi de ce bon tour et poursuit sa déambulation de long en large dans les couloirs en titillant soignants et patients avec plus ou moins d’agressivité. Il appelle toutes les femmes « mocheté » ou « sorcière » mais déteste que les autres jeunes se moquent de lui. Jean vit dans un monde peuplé de personnages d’opéra, de dessins animés de Walt Disney et de super-héros qu’il dessine avec application. Il déchiffre quelques mots, aime danser, chanter et parvient, depuis quelque temps, à venir seul à l’hôpital par le train de banlieue. Jean reste étrange et difficilement accessible. Il ne va pas vraiment vers les autres, et répond difficilement aux questions. Par exemple, le lundi matin, quand nous évoquons chacun des activités du week-end, Jean reprend la phrase de son interlocuteur puis hésite longuement avant de s’arrêter. Ça donne quelque chose comme : « Oui, bien-sûr, j’ai passé un bon week-end. Ce que j’ai fait, euh, eh bien, comment dire ce que j’ai fait… », puis il s’arrête, sans pouvoir préciser. Comme je le connais bien maintenant, je l’aide un peu : « Tu es allé promener Pirouette, ton chien ?
– Oui, hum, j’étais, oui euh j’étais promener Pirouette.
– Tout seul?
– Tout seul.
– Pas avec ta sœur?
– Si si, avec ma sœur. »
La conversation s’épuise vite.

La chorale

Un jour, le médecin me propose d’accompagner Jean à sa nouvelle activité chorale du jeudi matin. Ravie, j’ai l’intention d’en profiter pour mieux entrer en relation avec lui. Ses parents, soucieux de le faire progresser et de changer un peu ses habitudes, lui ont proposé de participer à cette activité, ce qu’il a accepté en ronchonnant, car même s’il aime chanter Jean déteste la nouveauté. Mon rôle se limite à l’y conduire, tout en lui donnant des repères pour qu’il soit autonome rapidement.
La chorale dure deux heures et a lieu dans un théâtre. C’est un endroit plutôt sympathique, avec d’autres jeunes patients qui viennent saluer Jean quand il arrive. Lui s’assoit dans un coin sans rien dire en attendant la chef de chœur.
Au cours de notre premier trajet en métro, Jean ne m’adresse pas la parole, marchant même loin derrière moi. Il est furieux d’être obligé d’aller à cette chorale…
Petit à petit, il accepte de marcher à côté de moi et de m’en dire un peu plus sur son activité. J’apprends qu’il répète des chants de Noël et a appris Singing in the rain. En revanche, il ne semble pas du tout retenir le trajet en métro. Il se trompe systématiquement de direction lors de la correspondance et part du mauvais côté en sortant du théâtre.
J’accompagne ainsi Jean pendant trois mois puis le médecin du service commence à s’impatienter. Il manque des soignants et mon absence pèse lourdement ces matinslà. Il est alors convenu que sa mère prendra le relais un moment en suivant strictement le même chemin. Mais elle n’effectue le trajet avec lui qu’une seule fois et Jean s’y rend tout seul dès la semaine suivante. Curieuse, je contacte sa mère :
« Vous savez, Virginie, je crois qu’il préférait quand c’était vous qui l’accompagniez !
– Pourquoi dites-vous ça ?
– Parce que quand j’étais avec lui, il n’a pas voulu me parler, je pense qu’il avait honte de sa mère. Il m’a tout de suite dit qu’il savait faire le trajet seul. Et voilà, il y va seul maintenant. »
J’ai ainsi appris que Jean aimait bien que je l’accompagne le jeudi. Cela me fait plaisir qu’il préfère échanger avec une femme en chair et en os plutôt qu’avec un être sorti droit de son imaginaire. Et même s’il m’appelle encore parfois «sorcière», je sais qu’il peut choisir de partager de petits moments avec moi, à sa manière…

Virginie de Meulder, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13e .