Rechute ou retrouvailles ?

N° 259 - Juin 2021
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Pourquoi il ne faut compter ni sur les résolutions de la raison, ni sur les incitations de l’environnement pour passer de l’abstinence à la sobriété…

Paradoxalement, quand épicure affirme que seul compte le plaisir, il entend réduire sa place au maximum. Car tout plaisir peut engendrer une souffrance souvent plus grande que lui. Le plaisir de boire engendre la gueule de bois, celui de fumer le cancer, celui de jouer de l’argent la banqueroute, celui du flash de la prise de substance, la dépression du manque. Et plus grand le plaisir, plus dure la chute : plus forte la drogue, plus profonde l’addiction et la procession de souffrances qui l’accompagnent, avec au bout, le grand inquisiteur qu’est la mort. C’est pourquoi le bonheur épicurien consiste à se satisfaire d’un bout de pain et d’un verre d’eau.

Mais c’est une philosophie qui fonctionne tant qu’on n’a pas goûté aux drogues, philosophie de « l’avant » plus que de « l’après », de la précaution plus que de la rémission. Car le calcul des plaisirs et des peines penche toujours en faveur du premier, une fois qu’on l’a connu, indépendamment de la souffrance qui peut en résulter. L’addiction a un effet distordant à la fois sur le calcul de la pratique compulsive, et sur la perception du monde où elle s’effectue. Elle amplifie la sensation de plaisir au détriment de la souffrance et menace de vider le monde de sa substance, en la tirant à la suite de la sienne. Aussi la rechute vient-elle de deux erreurs imbriquées : l’erreur de la raison et l’erreur de la vision.

L’ÉCHEC DE LA RAISON

Tout d’abord, si comme le dit Épicure, certains plaisirs comme la drogue, la richesse ou la gloire produisaient effectivement plus de souffrances que de plaisirs, il serait aisé d’y renoncer. Le plaisir s’annulerait dans la souffrance comme un chiffre additionné à son négatif. Encore faudrait-il qu’ils se rencontrent. Or le plaisir a la force du présent, la souffrance le flou du lointain. Il y a fort à parier que si l’on inversait leur ordre, s’il fallait avoir la gueule de bois avant le plaisir de boire, nous serions tous abstinents. Mais l’arbre du plaisir cache la forêt de ses conséquences. L’addiction – et la rechute en quoi en réalité elle consiste puisque, comme le dit Deleuze, l’alcoolique est celui qui ne cesse d’arrêter de boire, pour recommencer demain (1) – viendrait ainsi d’une insuffisance d’auto-contrôle. Le fameux « test du chamallow » montre ainsi que les enfants qui, laissés quelques minutes dans une pièce, parviennent à se retenir de manger le bonbon sur la promesse qu’ils en auront un autre à cette condition, réussissent beaucoup mieux dans la vie que ceux qui cèdent à la tentation (2). Mais ce qui fonctionne quelques minutes avec un chamallow peut échouer avec une cigarette pour l’éternité. Ainsi, le calcul rationnel peut motiver une décision d’arrêt, mais se condamne à la rechute aussitôt que le manque réduit les avantages perçus de l’abstinence et augmente ceux des bénéfices, souvent idéalisés rétrospectivement, de la consommation.

NOS EXPÉRIENCES AMPUTÉS

Mais quand nous « tiendrions » le calcul, il serait disqualifié par un monde entièrement structuré par la drogue. Car la rechute n’apparaît pas comme telle à l’intoxiqué (qui veut tomber ?), mais comme une retrouvaille avec un monde qui a du sens, le seul monde réel, plus grand, plus vrai, plus intense. Ce n’est plus erreur de perspective, mais de hauteur : la drogue élève notre expérience au rang d’absolu, au regard duquel tout le reste est relatif, et donc cela même qui nous convainquait d’arrêter. L’addiction n’est pas seulement un comportement, elle est un univers où chaque expérience est une réunification avec soi, et parle la double langue de la dépendance : « on va boire un verre » pour « je vais en boire dix », « un café » pour « une cigarette », « tenter la chance » pour « jouer toute la nuit », « se détendre » pour « fumer un joint »….

L’abstinence est insupportable car elle est emplie d’expériences amputées : la tristesse qui ne peut se noyer dans l’alcool, la fête qui ne peut fumer un paquet, la détente du soir qui ne peut partir dans une rêverie herbivore. Quand j’ai arrêté de boire, les moments les plus amusants de ma vie, les cocktails, les soirées, les dîners et les fêtes, ont déserté. Lorsque j’ai arrêté de fumer, ce sont mes journées qui sont devenues insipides, où les cafés, les repas, les discussions, les mélancolies avaient été castrés des éclairs à la fois routiniers et perçants de la cigarette. Idem le jour où j’ai arrêté de manger : la journée ne se tenait plus. À quoi bon se lever sans petit-déjeuner ? Voir des gens sans victuailles ? Le jeûne est l’expérience ultime de la désubstantiation. Il faut trouver autre chose.

LA DIMENSION SPIRITUELLE

Ainsi, pour passer de l’abstinence à la sobriété, il ne faut ni compter sur les résolutions de la raison, ni sur les incitations de l’environnement. Car les deux sont tressées ensemble par un corps occupé d’un plaisir innervant le monde même. Il faut faire appel à un étage supplémentaire. Ce que les Alcooliques anonymes appellent « Dieu », tout en insistant qu’on y mette ce qu’on veut : le monde, les autres, le bien, l’avenir… Dimension supérieure qui seule peut relativiser la compétition hédonique et l’extase réunificatrice.

Aussi le volontarisme qui culpabilise l’individu et le déterminisme qui le dédouane ne font-ils pas alternative : leur conjugaison doit permettre de se reporter à cette dimension supérieure, où il est question d’autre chose que de plaisir et d’absolu : l’accomplissement de soi, la réalisation d’un projet professionnel, la fondation d’une famille, le simple plaisir d’exister. Qui exigent à la fois un effort, et un lien.

Guillaume Von Der Weid,
Professeur de philosophie

1– Gilles Deleuze : Abécédaire, B comme boisson, entretiens vidéos avec Claire Parnet, 1988-1989.
2– Walter Mischel : Le test du Marshmallow, JC Lattès, 2015