Dette covid : du soin à l’amputation

Hors-série - Août 2021
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Parfois jugée suspecte, la « dette covid » répond en réalité au principe moral de sauver le plus de gens possible, qui prévaut sur celui de maintenir une économie à flot ou de préserver les jeunes générations.

Quand Antonio apprend que ses bateaux sont perdus, il sait qu’il ne pourra pas rembourser Shylock et devra, par conséquent, se soumettre aux termes d’un contrat léonin qui stipule qu’en cas de défaut, Shylock pourra prélever sur lui un demi-kilogramme de chair. Devant le supplice à venir, il le supplie d’accepter l’argent que son protégé Bassanio lui propose, mais le riche usurier refuse et exige le respect du contrat (1). La dette, qui devait permettre la croissance, se change en amputation. Ce scénario shakespearien résonne étrangement avec notre époque.

L’apparition du crédit est parallèle au développement de la civilisation, dans la mesure où la plupart des activités économiques exigent d’abord d’être financées. Le crédit est alors une sorte de machine à remonter le temps pour un argent qui devient disponible avant d’être produit, moyennant le taux d’intérêt et la confiance du prêteur (crédit vient du latin credere, qui veut dire croire). Cette confiance est nécessaire pour surmonter l’aléa du remboursement. Or, pour traverser l’épidémie « quoi qu’il en coûte » (2), nous avons contracté une dette colossale, dont le remboursement paraît aussi problématique que celle d’Antonio, puisqu’elle atteint un montant supérieur à la richesse produite par la France en une année. La question est : qui va-t-on amputer ?

UNE DETTE PARADOXALE

Pour y répondre, il faut d’abord distinguer les dettes liées au fonctionnement de celles contractées pour un investissement. Si j’emprunte pour financer mon train de vie (acheter une voiture de luxe, partir en vacances, jouer au casino…), le remboursement ressemblera à une punition, de même que la gueule de bois sanctionne au petit matin les festivités de la veille. D’où la mauvaise réputation et des dettes et des prêteurs, les uns accusés d’excès que les autres ont financés tout en s’enrichissant. Au contraire, si j’emprunte pour investir (financer des études, une voiture me permettant d’aller travailler, une maison qui une fois remboursée sera transmise à mes enfants…), alors la dette se remboursera d’elle-même par les profits générés à moyen terme, et produira « des petits » à long terme (travail qualifié, mobilité professionnelle, revenus immobiliers).

Or, la « dette covid » présente un paradoxe : elle est à la fois une dépense suspicieuse de fonctionnement – on paie pour assurer un « niveau de vie », ou plutôt un « maintien en vie », au lieu de financer des infrastructures, des écoles, des programmes de recherche – et une dette vertueuse, mais pas au sens économique de préparation de profits futurs : au sens moral de protection de la population présente. Si la situation ressemble bien à celle d’un excès de plaisir suivi d’une souffrance, elle est en réalité ici évitement d’une souffrance suivie d’une souffrance, pour éradiquer le virus. En l’occurrence, si malheureusement le respect de la morale est plus coûteux que la recherche du plaisir, la conclusion est la même : après avoir été arrosés par la dette, nous sommes assommés par le remboursement.

UN SACRIFICE NTERGÉNÉRATIONNEL ?

D’où deux contre-arguments. D’abord, la morale coûterait trop cher. On eût mieux fait d’accepter le sacrifice d’une partie de la population, majoritairement âgée ou affectée de pathologies préexistantes, pour éviter le coût social des restrictions sanitaires liées au confinement et de l’arrêt des pans entiers de l’économie (3). Deuxièmement, la morale aurait été en fait mal placée, car sauver les vieux conduirait à sacrifier les jeunes (4), au travers d’un enfermement imposé à un âge charnière, des pathologies induites, mais aussi du legs de cette énorme dette.

Ces deux arguments placent au-dessus du principe moral de sauver le plus de gens possible, celui de maintenir une économie à flot ou de préserver les jeunes générations. D’où deux amputations différentes : soit celle du niveau de vie de la population générale (augmentation d’impôts, inflation, restriction d’accès au crédit), qui est le choix actuel des gouvernements, soit celle des personnes âgées et à risque, ainsi que d’une frange de la population développant des pathologies graves au contact du virus pour des raisons encore inconnues, dans l’optique de sauver l’économie du pays et de laisser vivre les jeunes générations. Bref, un sacrifice intergénérationnel, des jeunes vers les vieux ou l’inverse.

MORALE ET LIBERTÉ DE CHOISIR

Pour éviter ce choix cornélien entre générations, certains proposent d’« annuler » une dette aujourd’hui en partie détenue par la banque centrale européenne qui a racheté les emprunts nationaux. On supprimerait ainsi ce lit de Procuste (5) de la dette auquel, après une dépense improductive, les populations devraient s’ajuster dans la douleur. Mais c’est une option qui cache le sacrifice des États « frugaux », aux finances à peu près saines (Suède, Danemark, Pays Bas…), qui se retrouveront contraints de financer indirectement le « train de (sur)vie » des États « dépensiers » (Italie, Portugal, Grèce…). Le projet d’annulation n’échappe pas au choix politique de faire payer les uns plutôt que les autres. Aussi la dette est-elle à la fois une machine à remonter le temps permettant de disposer d’un surplus pour nos ambitions ou les aléas de la vie, et une liberté de choisir les principes moraux qui répartiront les efforts d’aujourd’hui et de demain.

Guillaume Von Der Weid,
Professeur de philosophie

1– Shakespeare (William) : Le marchand de Venise, Garnier-Flammarion, 1999.
2– Selon l’expression du président de la République (discours du 12 mars 2020).
3– C’est l’argument des covid-sceptiques comme Bolsonaro, Trump et aussi Boris Johnson au début de l’épidémie, affirmant que le covid n’est qu’une « grippette ».
4– Argument soutenu par André Comte-Sponville (« Je n’ai pas peur de la covid-19 », RTL, 8 septembre 2020).
5– Règle étroite, gênante, tyrannique (www.cnrtl.fr). Dans la mythologie, brigand qui, étendant les voyageurs sur un lit, les y ajustait, en coupant ou étirant leurs membres.