Peut-on singer l’homme ?

N° 258 - Mai 2021
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En France, la recherche sur embryon et cellules souches embryonnaires reste très encadrée… et polémique. Retour sur le chimérisme humain et ses résonances morales et politiques.

Des chercheurs français et sino-américains ont réussi à créer des embryons chimères hommes-singes (1). Plus précisément, ils ont introduit des cellules humaines dans des embryons de singe âgés de 4 jours, qu’ils ont ensuite cultivés en laboratoire durant trois à quinze jours. Cette nouvelle a provoqué l’inquiétude des comités d’éthiques du monde entier (2). Les monstres à tête de chèvre seraient à nos portes…

Pourtant, ces techniques de transplantation ne sont pas nouvelles. Mais du fait de l’éloignement des espèces utilisées jusqu’ici, ces manipulations ne risquaient pas de produire des créatures « ressemblant » à des humains. Nous étions face à des animaux modifiés plus qu’à des mutants humanoïdes. Or cette hybridation de l’homme et du singe pourrait enfanter un véritable être humain dégradé, et terrifiant. Car en produisant des monstres, plus que notre vie même, le chimérisme menace notre identité. « C’est la monstruosité qui est la contre-valeur vitale. La mort est la négation du vivant par le non-vivant. Mais la monstruosité c’est la menace de distorsion dans la formation de la forme, c’est la négation du vivant par le non-viable » (3).

Qu’est-ce que l’identité ?

En effet, au-delà de leurs conséquences profitables ou dommageables, ces manipulations du génome humain posent le problème de notre définition, définition doublement précaire car construite « contre » l’animal, tantôt réduit à une forme de vie inférieure soumise à l’automatisme de l’instinct, tantôt érigé comme bestialité délibérément choisie par la liberté humaine. Nous sommes cernés par les bêtes : par notre régression toujours possible vers une animalité naturelle, ou notre progression vers une barbarie morale. Aussi notre identité repose-t-elle sur une double coupure avec l’animal « hors de nous » et l’animal « en nous », coupure garantie par notre capacité à nous auto-définir. C’est ce que raconte le mythe de Prométhée qui, pour compenser l’épuisement des armes distribuées aux autres êtres vivants pour assurer leur survie (toison, griffes, crocs, ailes, épines…) donna aux hommes le feu, symbole de l’intelligence technique, dérobé aux dieux. Voilà pourquoi l’être humain n’a pas de formes puissantes, mais une intelligence qui lui permet de donner forme à toute chose. Or notre hybridation, en mêlant notre liberté à un corps étranger, la solidifierait dans une forme particulière : un homme macaque, ou un macaque intelligent. Au lieu de continuer à nous émanciper des contraintes naturelles par une intelligence protéiforme, la technique, en nous prenant pour objet, menacerait de nous dénaturer.

De fait, l’hybridation humaine ne nous gêne pas quand elle accroît notre liberté. On ne compte plus les superhéros issus de mélanges cellulaires avec les animaux, comme Spider-man ou Ant-man. De même, le « transhumanisme » prône l’amélioration des facultés humaines aussi bien par l’optimisation génomique (vue plus perçante, ouïe plus développée, augmentation de la mémoire…) que par l’implantation de dispositifs électroniques, comme on le fait déjà dans un cadre thérapeutique. De fait, ces implants s’intègrent d’ores et déjà à l’identité des patients. Ainsi, une femme épileptique à qui l’on a posé un détecteur cérébral de crises, affirme qu’avec ce dispositif « elle s’est trouvée », et qu’« il est devenu moi »  (4). De même, la médication des psychoses, tout en comportant des effets secondaires handicapants (perte d’énergie par ex.), offre au patient une vie sociale plus normale, et donc plus libre. C’est moins le mélange de l’humain et de l’animal, de l’électronique ou du chimique qui nous incommode, que la diminution de notre liberté, que notre assignation à une identité spécifique. C’est la même exigence de respect de notre capacité d’autodéfinition qui justifie le strict encadrement des diagnostics préimplantatoires permettant de « choisir son enfant » (sexe, taille, couleur des yeux…), et du clonage qui, chacun à sa façon, imposeraient à l’individu une identité décidée par d’autres.

Une ligne de crête…

Mais si le chimérisme humain paraît  inacceptable moralement, alors qu’il est si prometteur pour la recherche, c’est que s’y rejoue peut-être, aux dimensions de l’ADN, la vieille opposition entre un conservatisme cherchant à maintenir une identité fixe et sacralisée, souvent ancrée dans une époque révolue et magnifiée, et un libéralisme s’attachant au développement des potentiels humains. Le problème du chimérisme entrerait ainsi en résonance avec des enjeux politiques sous-jacents. Il serait regrettable que le clivage de cette nouvelle « panique morale » nous interdise d’explorer des progrès biotechnologiques qu’il est possible d’encadrer juridiquement. Car il s’agit toujours, en dernier lieu, de tenir la ligne de crête entre l’illusion symétrique de la toute-puissance et du renoncement. Ligne de crête étrangement illustrée par la promesse technique et la punition mythique, promesse d’utiliser les animaux chimériques comme réserve d’organes humains transplantables, punition de Prométhée d’avoir son foie dévoré par un aigle jusqu’à la nuit des temps.

Guillaume Von Der Weid,
Professeur de philosophie

1– Une chimère homme/animal est un embryon, un fœtus ou un organisme adulte d’une espèce animale dans lesquels des cellules humaines ont été introduites dans le but d’étudier leur comportement. Notons que dans la mythologie grecque, la chimère est une créature fantastique malfaisante, avec un corps de lion et une tête de chèvre.
2– De premiers embryons chimériques hommes-singes ont été créés Le Monde, 15/04/2021.
3– Georges Canguilhem : “La monstruosité et le monstrueux” in Diogène, n° 40, 1962.
4– « Mind Machines », The New Yorker, 26/04/2021.