Pandémie : le confinement est un devoir

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L'Espace de réflexion éthique Nouvelle Aquitaine propose un billet du Pr Roger GIL, son directeur, sur le confinement.

A méditer…

Dans le dernier billet éthique était évoquées et contrastées les situations de contrainte vigoureuse mises en oeuvre en Chine et les réponses graduées et proportionnées apportées à l’épidémie de Covid-19 dans les pays démocratiques et tout particulièrement en France. Depuis, après avoir recueilli l’avis du Conseil scientifique et à partir de ce 17 mars midi notre pays a dû se résoudre au confinement. Le compromis qui est tenté entre la restriction des libertés publiques et l’appel à la conscience de chaque citoyen est exemplaire, en tant que contre-exemple des dispositions choisies dans les pays totalitaires. Or le terme-même d’exemplum donne à ces dispositions une dimension morale (1). C’est paradoxalement peut-être ce qu’il importe de ne pas esquiver. En effet s’il est devenu classique de distinguer l’éthique de la morale et même, comme le souhaitait Paul Ricoeur, d’établir la primauté de l’éthique (au sens de la visée de la vie bonne) sur la morale, il convient néanmoins de donner à la norme morale « sa juste place » (2). Car toute discussion, si chère à l’éthique, ne vaut que si elle n’obère pas la nécessité de l’action. Or l’action, une fois décidée, ne suspend pas la réflexion éthique à condition qu’on ne la confonde pas avec des tergiversations qui légitimeraient une éthique stérile de l’indécision. Dans les temps d’orage durable que nous vivons, intérioriser la règle qui nous est demandée relève d’une éthique de la compréhension. Car il s’agit de comprendre les décisions prises. Elles ne doivent pas être interprétées comme l’expression autoritaire d’un biopouvoir. Elles témoignent de la proposition faite au pouvoir politique par un Conseil scientifique dont nul ne peut contester la compétence mais qui navigue à vue. Il doit en effet s’adapter à l’évolution de l’épidémie et il doit construire une anticipation. Elle est certes fondée sur des connaissances solides sur les maladies infectieuses mais elle est toujours éprouvée par l’adaptation incessante de ces êtres microbiologiques qui naissent, renaissent et buissonnent jusqu’à narguer toutes les innovations technologiques qui se sont multipliés depuis l’ère pastorienne.

La règle du confinement a été présentée comme un devoir de solidarité. Peut-on risquer de dire que ce devoir relève d’abord d’une valeur source qui est celle de la fraternité. Certes les vols de masques chirurgicaux, dérobés comme des objets magiques alors même que des professionnels de santé en sont dépourvus, les scènes heureusement rares d’agressivité dans les queues faites inutilement devant quelques supermarchés, ne doivent pas présenter la fraternité de manière naïve et angélique mais comme un devoir fondateur de la vie en société où il est vain de croire que chacun peut seul se soustraire à des dangers collectifs. La fraternité est d’abord une exigence rationnelle qui peut et doit courir le risque optionnel d’être porté par la sollicitude et la « tendresse pour le genre humain » (3). La règle du confinement conduit aussi à revisiter le vrai sens du principe d’autonomie.

De ce terme emprunté à Kant, on a fini par faire l’équivalent d’un droit à tous les désirs et notamment un droit absolu sur son corps et sur la conduite de sa vie. Mais parce que l’être humain est par nature inséparable de la société, les choix de chacun ne peuvent se faire au détriment des autres. La décision de confinement n’est pas une atteinte à notre autonomie mais une chance d’éprouver notre capacité à être autonome en nous appropriant cette décision, en la faisant aussi nôtre, au nom de la citoyenneté et de ce qu’on peut appeler le Bien commun, c’est-à-dire le bien dont aucun être humain ne doit être privé. Et ce Bien commun tient aujourd’hui à ralentir l’épidémie pour préserver les personnels de santé et éviter l’angoisse des choix toujours difficiles qu’engendrerait la saturation des services de réanimation (4).

Et ainsi c’est notre capacité éthique à faire de la règle du confinement un devoir moral qui contribuera à faire de nous des citoyens capables de vivre dans une démocratie, à des années-lumière des méthodes de surveillance des états totalitaires. Certes la République a quand même jugé bon d’agiter la menace d’amendes pour convaincre les récalcitrants. Gageons que les forces de l’ordre feront preuve de pédagogie et de compréhension en ces temps difficiles. La neuropsychologie du développement moral nous apprend que la conscience morale se construit dans l’enfance et jusqu’à l’âge de cinq ans par la peur de la punition (5). Puissions-nous fonder la moralité de nos actions non sur ce stade archaïque du développement moral mais sur ces stades plus exaltants qui de l’enfance à l’âge adulte peuvent conduire la conscience morale à son accomplissement (6).

1- Marie Anne Polo de Beaulieu et Pierre-Olivier Dittmar, « Polysémie de l’exemplum : modèle moral, modèle iconographique », in Apprendre, produire, se conduire : Le modèle au Moyen Âge : XLVe Congrès de la SHMESP (Nancy-Metz, 22 mai-25 mai 2014), éd. par Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public, Histoire ancienne et médiévale (Paris: Éditions de la Sorbonne, 2019), 285?98, http://books.openedition.org/psorbonne/27039.
2- Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, 1 vol., Points. Série Essais 330 (Paris: Éd. du Seuil, 1996).
3 -Maine de Biran, OEuvres choisies (Paris: Aubier, 1942), citant Cicéron..

4 – CCNE. Covid-19. CONTRIBUTION DU COMITÉ CONSULTATIF NATIONAL D’ÉTHIQUE : Enjeux éthiques face à une pandémie. 13 mars 2020.
5 – Anne Colby et al., « A Longitudinal Study of Moral Judgment », Monographs of the Society for Research in Child Development 48, no 1/2 (1983): 1?124, https://doi.org/10.2307/1165935.
6 – Roger Gil, « La conscience morale: émotion ou raison? », in Cognition sociale et neuropsychologie, Solal, Neuropsychologie (Marseille: P. Allain, G. Aubin, D. Le Gall, 2012), 325?42.