Conduite automobile et traitement psychotrope

N° 223 - Décembre 2017
FacebookTwitterLinkedInEmail

En psychiatrie, la plupart des patients prennent des médicaments psychotropes qui peuvent impacter leurs capacités à conduire. L’établissement de santé qui les prend en charge doit « tracer » clairement l’information qui leur est dispensée sur les risques encourus.

La consommation de certains médicaments, en particulier les psychotropes, a des effets sur les capacités du conducteur. Dans ce contexte, les personnels soignants s’interrogent régulièrement sur les risques juridiques liés à la conduite d’un véhicule par un patient. La judiciarisation grandissante des rapports sociaux montre en effet que la tentation est grande pour les victimes d’accident de la circulation de rechercher si la consommation de substances médicamenteuses ne peut pas en être une des causes.
En application du Code civil (article 1240), le patient reste a priori le premier responsable des dommages qu’il cause : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » Cependant, rien n’empêche la victime de chercher à démontrer que l’établissement de santé (ou le médecin qui suit le patient) a commis une faute en ne l’empêchant pas de prendre le volant ou en l’informant insuffisamment sur les risques encourus en cas de conduite d’un véhicule (1). Pour réduire les risques de contentieux, il convient donc d’être particulièrement vigilant sur cette information. Nous traiterons ici du cas d’un patient suivi en établissement de soin.

La liberté de circulation

Juridiquement, les soignants ne disposent d’aucun moyen coercitif permettant d’interdire la conduite automobile à un patient. En effet, même lorsqu’elle fait l’objet de soins sous contrainte, la personne admise en psychiatrie « dispose des mêmes droits liés à l’exercice des libertés individuelles que ceux qui sont reconnus aux malades soignés pour une autre cause », selon le Code de la santé publique (article L. 3211-2). Le conseil constitutionnel rappelle d’ailleurs que, même pour des motifs médicaux, les restrictions aux libertés individuelles fondamentales doivent ainsi être nécessaires, adaptées et proportionnées (décision n° 2012-235 QPC du 20 avril 2012). Ainsi, seule une situation exceptionnelle (mise en danger immédiate de la vie du patient ou d’autrui) pourrait justifier le refus de rendre les clés d’un véhicule à un patient quittant le service, voire d’empêcher physiquement la sortie. Dès lors que l’usager est autorisé à quitter l’unité de soins, qu’il soit en soins libres, en soins à la demande d’un tiers (SDT) ou en soins à la demande du représentant de l’État (SDRE), que cette sortie soit définitive ou temporaire (permission de sortie pour les personnes en soins libres, autorisation de sortie de courte durée ou programme de soins pour les SDT et SDRE), l’état actuel du droit ne permet pas de confisquer les clés du véhicule de la personne. Tout au plus est-il possible dans certains cas de saisir le Préfet qui seul est habilité à solliciter un examen d’aptitude médicale à la conduite (arrêté du 18 décembre 2015 fixant la liste des affections médicales incompatibles avec l’obtention ou le maintien du permis de conduire ou pouvant donner lieu à la délivrance de permis de conduire de durée de validité limitée). La délivrance du permis de conduire (et son retrait) est en effet une prérogative de police administrative spéciale que le législateur a spécifiquement confiée au seul représentant de l’État.
L’essentiel est donc d’informer le patient des risques engendrés par sa pathologie et le traitement préconisé (Code de la santé publique, article L.1111-4). En effet, « le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre tout traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour la convaincre d’accepter les soins indispensables ». Lorsque le patient accepte le traitement, le médecin doit aussi le convaincre de modifier ses habitudes de déplacement le temps des soins. Il faut donc l’informer des conséquences liées à la prise d’un traitement médicamenteux, notamment s’agissant de la conduite d’un véhicule, et surtout, bien tracer que cette information a été donnée et comprise par le patient. Cette obligation est prévue par le Code de la santé publique (article L.1111-2), qui dispose que « cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu’ils comportent ainsi que sur les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus. […] Cette information incombe à tout professionnel de santé dans le cadre de ses compétences et dans le respect des règles professionnelles qui lui sont applicables. Seules l’urgence ou l’impossibilité d’informer peuvent l’en dispenser ». L’article rappelle surtout qu’« en cas de litige, il appartient au professionnel ou à l’établissement de santé d’apporter la preuve que l’information a été délivrée à l’intéressé […]. Cette preuve peut être apportée par tout moyen ». La Cour de cassation estime d’ailleurs que le défaut d’information cause automatiquement un préjudice au patient (CC, 3 juin 2010).

La décharge de responsabilité n'existe pas

La question de la preuve de la délivrance de l’information tend à privilégier la signature d’un document par le patient, bien que les juges aient pu considérer, à plusieurs reprises, que ce seul paraphe ne permet pas de conclure que le signataire a bien compris et réalisé la situation à laquelle il était exposé. Rappelons que lesdits documents signés par le patient, surtout s’il est suivi en psychiatrie, ne constituent guère une « décharge de responsabilité ». Cette notion est d’ailleurs une aberration sémantique puisqu’elle n’a aucune valeur juridique. En revanche, les soignants doivent absolument avoir en tête que, pour l’ensemble des juges, ce qui n’est pas écrit, tracé dans le dossier est réputé « ne pas avoir été fait ». En cas de litige, les magistrats examinent ce qui a effectivement été mis en œuvre, au titre de l’obligation de moyens (et non de résultats), pour prévenir les risques : information du patient, prise en considération de sa capacité à consentir, de ses capacités intellectuelles au moment de la délivrance de l’information, recours à la personne de confiance, appel à un membre de la famille pour faciliter ses déplacements, recherche de solutions alternatives à la conduite du véhicule par le patient…

Un risque de condamnation

Pour engager la responsabilité du service qui a prescrit le médicament et laissé le patient prendre le volant, la victime devra démontrer l’existence d’une faute. Les débats porteront alors soit sur le défaut de délivrance d’information, soit sur un éventuel manquement de surveillance si au moment de quitter l’établissement au volant de son véhicule le patient n’était manifestement pas en état de conduire. Les juges acceptent parfois de retenir la responsabilité des établissements à la suite d’accidents, dont l’auteur, sous l’emprise de médicaments, est une personne suivie en psychiatrie, alors même que juridiquement les moyens coercitifs de s’opposer à ce qu’il conduise sont inexistants. Il peut être reproché aux établissements de soins de ne prendre aucune précaution particulière vis-à-vis d’un usager qui utilise sa voiture au cours d’une hospitalisation, d’un programme de soins ou d’un suivi ambulatoire.
Citons cette affaire jugée par le Tribunal administratif de Melun du 23 décembre 2010 dans laquelle un patient a perdu le contrôle de son véhicule après avoir quitté le service de psychiatrie. Le juge a considéré que « le personnel de l’hôpital n’a pas pris à l’égard du patient de précautions particulières, qu’il ne s’est pas interrogé sur la présence de sa voiture à proximité ou dans l’enceinte de l’hôpital, alors que le patient avait remis sa carte grise avec ses effets personnels lors de son arrivée ; Que le personnel ne s’est pas intéressé au mode de transport que le patient comptait utiliser; Qu’il n’est pas allégué qu’il lui aurait été rappelé les dangers de son traitement en cas de conduite d’un véhicule. Malgré l’amélioration de l’état de santé du patient, qui avait justifié cette sortie, le juge conclut en un défaut de surveillance, constituant une faute dans l’organisation et le fonctionnement du service, de nature à engager la responsabilité de l’établissement public de santé mentale ». La responsabilité de l’établissement n’a cependant, et fort heureusement, pas été totale car le juge a relevé une « imprudence » de la part du patient, de nature à atténuer la responsabilité de l’établissement. Cependant, une faute a été retenue contre l’établissement.
Sur le plan pénal (2), l’engagement de la responsabilité d’une personne physique ou morale paraît beaucoup plus difficile à établir puisque seules les infractions dites « non intentionnelles » pourraient être visées. Celles-ci supposent que « les personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer » (Code pénal, article 121-3). En l’état actuel du droit et de la jurisprudence, le risque de condamnation reste relativement minime, en particulier si le service remplit son obligation d’information et use à bon escient de la notion de « péril imminent ».

Valériane Dujardin, juriste, EPSM de Lille. Éric Péchillon, Professeur de droit public, Université Bretagne-Sud.

1– Rappelons que la plupart des psychotropes font partie de la liste des médicaments problématiques pour la conduite publiée au Journal officiel du mars 2017, voir www. legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000034208195
2– Le ministère public n’engagera des poursuites au pénal qu’en cas d’accidents graves