Une soignante hors pair

Hors-série - Août 2017
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Anna, la secrétaire de l’hôpital de jour aujourd’hui à la retraite, participait aux soins sans le savoir, en particulier en accueillant les jeunes autistes dans son bureau contenant.

Il y a peu, quand un étudiant en soins infirmiers venait se former à l’hôpital de jour pour adolescents (HDJ), je lui conseillais de commencer par passer du temps dans le bureau d’Anna, la secrétaire. Petite et frêle, d’origine corse, cette femme à la voix douce est à présent à la retraite. Son savoir-faire et son savoir être avec les patients nous manquent beaucoup.

Le cocon du bureau d'Anna

Anna travaillait à l’HDJ depuis longtemps et connaissait tous les patients : les « anciens », bien après leur départ de l’HDJ, l’appelaient régulièrement pour savoir si leurs « objets autistiques » (1) demeuraient bien dans le placard fermé à clef. Elle les aidait à construire leur avenir de jeunes adultes : ils savaient que le passé restait quelque part, en sécurité, bien gardé par Anna. Ainsi Mounir, 25 ans, appelait tous les vendredis soir avant la fermeture pour s’assurer que ses boîtes de camembert colorées, fabriquées dix ans auparavant dans le groupe bricolage, étaient toujours à leur place.
Le bureau du secrétariat est situé à l’entrée de l’HDJ, c’est donc un lieu de passage et aussi d’observation. En psychiatrie, l’accueil du patient conditionne souvent toute la prise en charge à venir. À leur admission, les jeunes autistes sont pétris d’angoisse. Quitter leur lieu de soin pour enfant, qu’ils considèrent comme un prolongement d’eux-mêmes, revient à « se l’arracher » au sens premier du terme. Souvent, durant leur première semaine, nous les laissions passer leur journée entière à côté d’Anna, dans cet espace accueillant et sans danger, à l’écart des autres jeunes et des soignants et qui leur permettait de s’apaiser. Petit à petit, le nouveau venu passait la tête hors de ce cocon et s’aventurait vers les autres jeunes, à son rythme, sans se sentir ni envahi ni englouti par une vague humaine parfois bruyante.
Pour leurs premiers jours en psychiatrie, les étudiants en soins infirmiers s’attendent généralement à pratiquer à des soins, assister à des activités, consulter des dossiers. Comment leur expliquer des concepts comme celui de l’espace transitionnel sans passer par le petit bureau d’Anna? Ce que nous leur demandons d’abord, c’est de s’installer, de façon informelle, à une table avec les patients, sans rien faire. Il s’agit d’attendre de faire suffisamment corps avec l’institution pour que les jeunes, qui n’aiment guère la nouveauté, les envisagent comme faisant partie des meubles et osent les approcher pour s’y frotter et plus tard, leur parler.
• Ainsi, Peter (2), un jeune garçon autiste de 12 ans, n’avait jamais connu d’institution avant l’HDJ. Ses premiers mois ont été explosifs et Peter ne pouvait se calmer que dans la cour ou le bureau d’Anna. Assis près d’elle, le dos bien calé contre le mur qui lui servait d’appui dans un espace trop grand pour lui, il observait Anna tout en feuilletant le classeur des emplois du temps du groupe. Il ne s’est risqué hors de ce périmètre qu’après avoir appris par cœur tous les plannings. Ses premiers mots envers ses pairs ont alors été : « Mais tu n’es pas encore à ton groupe sport? Ça a commencé depuis 10 minutes! » Si Peter provoquait souvent la stupeur ou l’agacement, cette maîtrise des emplois du temps a délié sa langue et l’a poussé à aller de l’avant.
• Bernadette (3), 15 ans, qui souffre d’un autisme important, réclame sans cesse de « retourner dans les anciens locaux avec Anna ». J’explique alors aux étudiants que, pendant des travaux de rénovation, en 2012, nous nous étions installés dans des bureaux provisoires minuscules, qui rendaient le quotidien plutôt pénible du fait de la promiscuité, du bruit permanent et de l’impossibilité de s’isoler au calme. Mais Bernadette, elle, s’y sentait contenue et prenait beaucoup de plaisir à rester dans le petit réduit qui servait de bureau à Anna…

Soigner sans le savoir

 Depuis, une jeune professionnelle avenante a remplacé Anna, mais ce n’est plus la même chose. Nous avons perdu cette femme calme et modeste, qui, comme Monsieur Jourdain, faisait du soin sans le savoir. Anna, avec son silence bienveillant et son sourire, incarnait parfaitement la posture du soignant face au patient autiste où il s’agit d’être là, à côté, sans s’approcher pour ne pas les effrayer. Sans qu’elle le soupçonne, elle a longtemps représenté pour moi la plus grande soignante de l’établissement.

Virginie de Meulder, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13e

1 – Ce sont des objets que l’enfant autiste vit, un temps, comme une extension de son propre corps. Voir F. Tustin, les états autistiques chez l’enfant, Seuil, 2003.
2– Voir Santé mentale, n° 212, nov. 2016.
3 – Voir Santé mentale, n° 189, juin 2014