17/12/2015

Le café de 11 heures

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Ce matin Christophe est aux prises avec un patient qui veut prendre son petit-déjeuner alors qu’il est déjà 11 heures. Le jeune infirmier met un point d’honneur à faire respecter la règle du service qui stipule qu’on ne sert pas de petit-déjeuner après 8 heures. La tension monte…

Je cherche désespérément dans le classeur un formulaire qui me permettrait de commander en urgence du papier pour électrocardiogramme. L’infirmière qui habituellement se charge de la commande est en vacances et je mesure désormais l’ingratitude de cette tâche et combien mon indispensable collègue me manque. Dans ce maudit classeur, entre les bons de commande des repas végétariens, les formulaires de demandes de travaux exceptionnels, les tableaux de péremption des médicaments, les fiches de poste et autres papiers de première importance, je ne trouve aucune trace du tant recherché formulaire et je dois reconnaître mon incompétence. Vais-je le trouver ou dois-je considérer que tout électrocardiogramme est à proscrire avant le retour de ma collègue ? Je vais certainement à nouveau me couvrir de ridicule devant un autre soignant qui, lui, le trouvera au premier coup d’oeil, mais il en est ainsi, je ne sais pas chercher !

« A 11h, c’est encore le matin ! »

Prêt à abandonner mon impossible quête et à retourner, désolé, fataliste et sans formulaire, auprès des patients du service, je suis interpellé par Monsieur Z. venu frapper à la porte du poste de soin. Il me réclame son petit-déjeuner. Malgré nos invitations à venir prendre ce premier repas de la journée servi à 8 heures tous les matins, Monsieur Z. ne s’était pas levé. Il est 11 heures, il vient de se réveiller et souhaite maintenant petit-déjeuner. Sa demande me pose immédiatement un problème dans la mesure où il est convenu dans le service que nous ne servons plus de repas en dehors des heures prévues. Tandis que je lui explique pourquoi je ne peux répondre favorablement à sa demande, Monsieur Z manifeste rapidement son mécontentement. Il ne peut pas concevoir de matin sans café. Sans cela, il passera “c’est certain!” une bien mauvaise journée, ce qui sous-entend clairement que ma matinée risque bien d’être délicate. Devant son insistance, je lui rappelle le règlement intérieur qu’il a signé lors de son admission. Mais de cette signature, il ne veut pas entendre parler. Monsieur Z. prend alors à témoin d’autres patients et critique vivement ma façon de prendre en charge les malades. Je tente d’évoquer, sans grande conviction, l’aberration d’un petit-déjeuner une heure avant le repas de midi, mais définitivement il n’adhère pas à mes considérations diététiques. Ses arguments sont implacables. « À onze heures, c’est encore le matin ! ».

« Vous pourriez faire un effort ! »

Il lui faut sa clope et son café, et évidemment il n’est pas question pour lui d’entendre que « son matin de 11 heures » n’est pas « mon matin de 8 heures ». D’ailleurs, il me l’a dit, rien ne pourra le convaincre du contraire. Progressivement, une franche animosité nait à mon égard et le sacro-saint règlement m’échappe, tout comme la situation. Pour couronner le tout, quelques patients « solidaires » viennent à sa rescousse, le soutenant dans l’idée qu’il ne doit pas bouger tant qu’il n’a pas eu sa boisson chaude. Y aurait-il dans le classeur une fiche qui m’indiquerait comment sortir de ce conflit ? Probablement pas. Je vais donc devoir gérer seul cette crise matinale. Car sur ce point Monsieur Z. a bien raison, à onze heures du matin, c’est encore le matin… La situation est de plus en plus problématique. Le règlement doit être le même pour tout le monde. Que diraient les autres patients et mes collègues si je n’appliquais pas la règle ? Comment faire respecter le cadre si je ne le tiens pas moi-même ? Une remarque de Monsieur Z. finit de m’enfoncer dans les sables mouvants institutionnels desquels j’essaie de m’extirper.  « Un de vos collègues m’a donné mon café à 11 heure il y a quelques jours, alors vous pourriez faire un effort ! » Est-ce vrai ? Qui est ce collègue ? Pourquoi a-t-il fait cela ? Que faire ?

Le café tant désiré

Je me débats face à cette horde de patients en manque de caféine, je lutte pour ne pas céder, et pendant ce temps-là, ma chère collègue des formulaires est en vacances à Granville, en Normandie. Et alors que Monsieur Z. gronde, je me souviens de cette belle Normandie que j’ai visitée, plusieurs fois. Je revois les longues plages de sable à perte de vue, les dunes blanches, la douceur du temps et la pluie chaude l’été, les bateaux de pêcheurs au loin, et le ressac. Oui le ressac, cet incessant mouvement des vagues qui viennent s’écraser et repartent, pour encore revenir comme des pulsations. Depuis mon poste de soin, à des centaines de kilomètres de là, j’entends ces vagues. Elles sont comme un chant qui berce et endort, qui accompagne et détend. Comme j’aimerais être à la place de ma collègue à cet instant précis, allongé sur le sable.

Brutalement, Germaine me tire de ma rêverie enchantée. D’une légère bousculade et d’un regard, elle me fait comprendre qu’elle va s’occuper de mon patient énervé. Entre soulagement et incompréhension, je la laisse accompagner Monsieur Z. dans la cuisine où elle lui sert le café tant désiré.

Une attention bienveillante

Je ne comprends plus. Pourquoi lui a-t-elle dit « oui » alors que j’avais dit « non » ? Pourquoi ne respecte-t-elle pas le cadre établi ? Ne met-elle pas en difficulté les futurs collègues qui, les jours suivants, devront dire « non » comme moi ?  Je connais bien Germaine et j’ai confiance en elle. Ma vieille collègue, toujours en marge, ne fait pas les choses au hasard et elle va m’expliquer. « Christophe, le cadre est un outil dont nous ne devons pas être l’otage. Il doit nous servir, être souple et adaptable pour ne pas perdre son sens et se casser. Il doit être le roseau qui plie mais ne rompt pas. Nous ne mettrons personne en difficulté en disant « oui » si ce « oui » a du sens. J’ai parlé à Monsieur Z., il souffre et dort mal. Se lever ce matin lui est impossible… Et quand bien même, ne pouvons-nous pas lui porter cette attention bienveillante ? Est-ce si grave ? Le lien, Christophe… Le lien est ce qu’il y a de plus important. Ne laisse pas un café le briser ! »

Les jours suivants, après cet épisode, ma relation avec Monsieur Z. a été désastreuse. Il est resté en conflit avec moi et faisait souvent référence à ce café refusé. Son lien avec Germaine, au contraire, était fort et il allait régulièrement se confier à elle. Tout ne tenait certainement pas à ce café, mais ce geste avait probablement contribué à consolider leur lien.

Encore une fois, Germaine avait raison

Je refusais, elle acceptait. Je rigidifiais, elle assouplissait. Je me figeais, elle créait du lien par de nombreuses marques d’attention. Elle était comme les vagues de Normandie, elle allait et venait dans le cadre, l’adaptant à sa guise pour créer du lien. Aujourd’hui, cette gestion du cadre est toujours très difficile pour moi. Autant que de trouver du papier à électrocardiogramme. Quand le tenir ? Quand l’assouplir ? Et comment ? Je ne sais pas… Mais souvent dans de telles situations je repense au roseau, à la Normandie, et au chant des vagues.

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