02/12/2015

Des dessins dans ses yeux

FacebookTwitterLinkedInEmail

Christophe, un jeune infirmier en pédopsychiatrie est désarçonné devant la tristesse et les larmes de Clément, un petit garçon de 10 ans très déprimé. Il accepte de se laisser "guider" (et charmer) par une étudiante en soins infirmiers qui va tout autant apaiser Clément que l'infirmier chargé de son encadrement...

Le jour de son arrivée, j’ai immédiatement remarqué ses yeux aux couleurs multiples. Chloé est étudiante en soins infirmiers et vient faire un stage de quatre semaines dans notre unité de soins. Je suis infirmier depuis environ trois ans, et je vais l’accompagner pendant sa formation, en espérant lui faire découvrir, et apprécier, l’univers passionnant de la pédopsychiatrie.

La période est relativement calme et les enfants hospitalisés aussi, ce qui est parfait pour permettre à Chloé de faire ses premiers pas en toute sérénité au sein du service. Nous découvrons rapidement qu’elle est douce et très attentionnée. Très vite, elle prend ses repères et trouve sa place. Elle est bienveillante et très rassurante pour nos jeunes patients qui, pour la plupart, l’adoptent sans hésitation. En effet, avec beaucoup de patience, elle sait trouver les mots et les gestes pour rassurer ceux qui cherchent un peu de réconfort, notamment le jeune Clément.

Clément est triste

Clément, à peine dix ans, souffre d’épilepsie résistante qu’aucun traitement ne parvient à stabiliser. C’est une agitation psychomotrice importante associée à sa maladie qui a motivé son hospitalisation, trois semaines auparavant. Mais nous n’avons pas observé dans le service les troubles du comportement repérés à l’école et au sein de sa famille. Nous avons toutefois perçu chez Clément une profonde détresse morale, celle-là même qu’il masque probablement inconsciemment en s’agitant à l’extérieur. Auprès de nous, le petit garçon est très calme et ne pose aucun problème. Seuls les visites de ses parents et de ses frères et soeurs génèrent parfois quelques oppositions ou de brèves colères, mais qui ne durent pas. L’équipe entière est d’accord, Clément est triste.

C’est surtout le soir, à la tombée de la nuit qu’il va le plus mal. Le garçon habituellement souriant et joyeux se ferme alors progressivement jusqu’au moment où il vient nous voir en pleurant et en suppliant pour que nous appelions sa maman. En larmes et tremblant de tout son corps, il serre avec force contre lui son petit dinosaure en peluche.

Je suis jeune et complètement désarmé devant la tristesse de ce petit Clément sanglotant. À l’institut de formation, et à l’occasion de quelques stages en psychiatrie, j’ai entendu parler de la fameuse « distance thérapeutique », mais j’ai beaucoup de mal à la trouver. Surtout face à de jeunes enfants. Comme paralysé, je ne parviens pas à m’autoriser un semblant de maternage. Je préfère fuir cette insurmontable épreuve pour aller canaliser les autres enfants qui eux aussi ont tendance à s’animer le soir. D’ailleurs, à l’heure du dîner, il n’est pas rare de voir le service tout entier s’agiter.

Oui, je suis beaucoup plus à l’aise devant une horde de marmots déchaînés, entre disputes et chahut, entre bagarres et cacophonie, que face à un petit enfant en pleurs. De pas chassés en sprints improbables, de haussements de ton en gestes désordonnés, dans le tumulte ambiant je mène une impossible danse pour tenter d’apaiser le service. Notre unité accueille des enfants de cinq à dix-huit ans et cette cohabitation des extrêmes nous rend la tâche difficile et la gestion des crises hasardeuse. Pourtant, cela reste pour moi beaucoup plus simple que de gérer mon petit patient triste. 

Clément pleure

Ce soir d’octobre, la nuit est tombée tôt, Clément pleure, je fuis, et Germaine, ma collègue plus experte, me manque cruellement car elle sait consoler les plus fragiles. Elle prend les enfants sur ses genoux et leur raconte une histoire de princesse, de chevalier ou de fée. Parfois même les trois à la fois. Elle passe sa main dans leurs cheveux en leur chantant une berceuse puis les accompagne jusqu’à l’endormissement. Mais elle n’est pas là, mes autres collègues ne sont pas disponibles dans l’immédiat, et je ne sais pas comment rassurer Clément qui pleure et pleure encore jusqu’à s’effondrer par terre. Son chagrin est grand et sa souffrance vive. Tout cela m’effraie et je sens désormais trembler mes jambes.

Vais-je moi-même vaciller à mon tour devant ce petit garçon que je ne peux apaiser ? Mon impuissance va-t-elle nous anéantir tous les deux ?

Clément dessine

Percevant peut-être mes difficultés à gérer la situation, Chloé, la jeune étudiante intervient alors spontanément. Germaine n’est pas là, mais Chloé vient à cet instant de prendre sa place… Lentement, elle aide le jeune garçon à se relever puis me demande si nous pouvons l’accueillir pendant l’écriture de nos transmissions. Il n’est pas fréquent de faire entrer un patient dans le poste de soin, c’est même déconseillé m’a-t-on dit. Mais Germaine l’a déjà fait, me rappelant les fonctions “soin”, accueil et réconfort du poste de soin, comme son nom l’indique.

Quelques minutes plus tard, Clément est assis entre Chloé et moi. Il dessine pour sa famille ou nous regarde simplement travailler, silencieusement.

J’observe le petit garçon concentré sur son dessin qu’il orne de multiples coeurs colorés et de “Maman je t’aime!” passionnés, avant de le glisser délicatement dans une enveloppe qu’il décore également. Puis, mon regard passe vers d’autres dessins, ceux qui colorent les yeux de Chloé. Elle aussi est concentrée sur son travail d’écriture. Ses yeux sont-ils verts, gris ou marrons ? Peut être un peu de toutes ces couleurs à la fois. L’iris est comme tacheté, ici et là, de nuances diverses. C’est tout à fait surprenant, et fascinant.  Plus tard, je trouve le terme “hétérochromie” dans le dictionnaire qui définit la coloration toute particulière de ce regard qui me trouble dès que je le croise.

Tous ensemble

Clément est là, à ma droite, toujours triste mais il n’est plus seul et semble aller un peu mieux. Notre proximité rassurante dans la petite pièce semble l’apaiser. Personne ne parle, les adultes écrivent et l’enfant dessine, et nous ne percevons que le fin grattement des feutres et des stylos qui glissent sur nos feuilles. Non, personne ne parle, mais nous sommes tous ensemble, les uns avec les autres et Clément est bien. Peu avant l’arrivée de l’équipe de nuit, nous accompagnons l’enfant fatigué jusqu’à son lit où il s’endort très vite. Les soirs suivants, nous renouvelons cette belle expérience qui le rassure.

Quelques jours plus tard, la douce et rassurante Chloé repart vers de nouvelles aventures et de nouveaux stages. Elle nous laisse, Clément et moi, nous retrouver chaque soir dans le poste de soin, comme deux vieux copains nostalgiques qui dessinent en pensant l’un à sa maman, l’autre à son étudiante. J’ai écrit des kilomètres de lignes pendant qu’il a fait des dizaines de dessins. Puis, Clément est parti lui aussi.

Aujourd’hui, avec le recul, je remercie cette jeune étudiante, cette « petite Germaine » pour sa patience et sa grande douceur qui ont permis à Clément de passer des soirées plus sereines. Sa proposition de l’inviter avec nous dans le poste de soin m’a encouragé à ouvrir un peu les portes et le “cadre”.

Oui, cette jeune étudiante m’a marqué.

À l’époque, troublé, je ne parvenais pas à définir la couleur de ses yeux, étaient-ils verts ou marrons ? Des années après, je me pose toujours la question et je ne sais toujours pas…Pourtant, ses yeux je les vois tous les jours, car depuis, cette jeune étudiante, aujourd’hui infirmière en psychiatrie, est devenue ma femme !

Pack DIMENSION RELATIONNELLE DU SOIN

N° 158 L'empathie dans les soins
N° 181 L'alliance thérapeutique en question
N° 195 La relation d'aide
N° 230 La dimension relationnelle du soin
N° 234 Oser la relation en psychiatrie !
N° 278 La rencontre est l'enjeu du soin !

Plus d’informations