11/11/2015

Garder son calme, toujours….

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Dans le froid glacial d’un matin d’hiver, Christophe, un jeune infirmier,  arrive pour sa journée de travail aux urgences psychiatriques. Brusquement il doit gérer l’agitation de Mme P. qui vient d’arracher sa perfusion et le menace d’un extincteur… La solution vient encore une fois de Germaine, sa collègue, qui même après s’être fait agressée par la patiente parvient à garder son calme…

À cette heure matinale, il fait encore nuit, la neige tombe sans discontinuer et j’ai eu toutes les peines du monde à traverser la ville blanche jusqu’à l’hôpital. Transi de froid, je serre ma deuxième tasse de café chaud dans mes mains toujours gelées et me concentre sur les transmissions de ma collègue de nuit. Elle m’explique que depuis la veille, le service a encore été agité, comme c’est souvent le cas aux urgences psychiatriques. Parmi les vingt patients que je vais prendre en charge, quelques-uns dorment sur des brancards, d’autres déambulent ou patientent ici ou là. Certains hurlent au loin. Je les entends et l’appréhension se mêle alors à ma fatigue d’une nuit de sommeil trop courte.

L’équipe de nuit partie, je ne parviens toujours pas à me réchauffer, un troisième café coule et je m’apprête à aller voir mes patients quand Madame P., titubante et furieuse, la blouse tachée du sang qui coule le long de son bras, me sort brutalement de ma torpeur. Elle est là, devant moi, après avoir arraché sa perfusion.

La panique m’emporte

Aux urgences psychiatriques je me suis habitué aux éclats, aux imprévus, aux agitations et à ce qui parfois dépasse l’entendement. La vie y côtoie la mort, le calme la violence, la beauté la douleur, la joie la peur et le chaud le froid, comme sur un beau et grand bateau voguant sur une mer incertaine, entre brises et tempêtes. J’y suis bien et heureux, mais souvent la panique me guette et je lutte contre elle en m’appuyant sur la présence et les conseils de mes collègues. Est-ce le froid, mes insomnies récurrentes, ma jeunesse ou bien tout à la fois ? Je ne sais pas, mais ce jour-là, la panique m’emporte.

Seul dans le petit poste de soin, mes autres collègues étant près des patients, je reste tétanisé devant Mme P. qui hurle sa colère en s’avançant vers moi pour que je lui rende ses affaires. Le sol sous ses pieds se couvre progressivement d’une large tache de sang qui ne cesse de s’agrandir, tandis que le sol sous les miens se dérobe dangereusement, tant je suis saisi par l’angoisse.

 « Je veux sortir d’ici ! »

Mme P. est une patiente d’une quarantaine d’année admise la veille après une tentative de suicide par ingestion médicamenteuse. Elle a avalé de nombreux comprimés avant que son mari ne la retrouve inanimée dans sa salle de bain. À son arrivée, nous lui avons retiré ses vêtements et son sac pour ne lui laisser qu’une blouse d’hôpital. Elle a été perfusée et a passé la nuit à dormir sur un brancard dans le couloir, sous surveillance. Il était convenu d’attendre son réveil puis la venue de son époux dans l’après-midi pour faire le point sur la situation. Ensuite, et après l’élimination des médicaments dans son organisme, nous devions réfléchir avec eux à l’orientation à proposer à cette dame.

Encore sous l’effet de ce qu’elle a ingéré, elle doit absolument rester sous observation médicale. Mais ce matin Mme P. en a décidé autrement. Je tente immédiatement de lui expliquer les dangers d’une sortie prématurée, en particulier l’effet persistant des médicaments qui troublent sa vigilance et donc la nécessité d’attendre son compagnon. Mais mes arguments ne font qu’attiser sa colère. “Je vais très bien ! ” crie t-elle. “ Vous n’avez pas le droit de me retenir contre mon gré ! Vous n’êtes pas dans ma tête ni dans mon corps, je vous dis que ça va et que je veux sortir d’ici ! Rendez-moi mes affaires maintenant ! ”

La tension grandit, jusqu’à ce que d’un revers de la main Mme P. renverse tout ce qui se trouve sur mon petit bureau : dossiers de soin téléphone, tampons encreurs et mon troisième café que je regrette de ne pas avoir bu plus vite. Puis, soudain, elle fait demi-tour, et se dirige vers les ascenseurs qui mènent à la sortie. Elle est hors d’elle et je panique.

Je suis tenu en joue

Où sont mes collègues ? Que faire pour protéger cette patiente ? Dois-je la contenir physiquement pour l’empêcher de sortir puis l’accompagner en chambre d’isolement ou l’attacher sur son lit ? Comment diable puis-je être à cet instant si seul dans un si grand hôpital pendant ces quelques minutes qui me semblent être des heures ? Et tout ce sang…

Je cours derrière Madame P., la suppliant presque d’attendre avec moi et en priant pour que vienne quelqu’un. Mais elle ne m’écoute pas et décroche un extincteur qu’elle dirige vers moi en menaçant de l’ouvrir.  L’arme est inhabituelle mais je suis tenu en joue, figé sur place.

Heureusement, Germaine, ma vieille collègue, alertée par les cris, s’avance lentement vers la patiente et, d’une voix douce, lui demande ce qui ne va pas. Bien loin de se calmer, Mme P. arrache la goupille de l’extincteur et, sans un mot, arrose ma collègue du contenu de l’appareil, ce qui me fait bondir pour la maîtriser. Mais, même trempée jusqu’aux os, Germaine me retient avec force et me demande de rester à ma place. La scène est surréaliste. Je suis face à une patiente en sang qui vient de vider un extincteur sur ma collègue toujours impassible, malgré la violence de l’attaque. Germaine, dans un impressionnant contrôle de ses émotions, continue à parler avec Mme P.

 La musique de Germaine

Désormais en retrait, derrière Germaine, j’aperçois par la fenêtre, dans la nuit, la neige qui tombe, éclairée par les vieux néons jaunes de quelques lampadaires. En quelques secondes je suis en Pologne, aux sons d’un piano qui égrène “Neige à Varsovie”, et malgré l’agitation autour de moi, la neige est belle et me réchauffe.Germaine est comme la neige. Parce que sa musique est rassurante. Parce que ses silences sont doux. Parce que la danse de ses gestes et de ses mots est belle. “Essayez de vous détendre Madame… Voulez-vous que nous appelions quelqu’un ?” a presque chuchoté Germaine. Ensuite, épuisée et probablement touchée, comme je le suis, par la douceur de ma collègue qui ne semble pas lui tenir rancœur, Madame P. s’effondre en larmes et s’agenouille à terre. Germaine s’assoit à ses côtés et délicatement lui prend les mains alors que de nombreux soignants accourent vers nous. Plus tard, elle réussi à l’apaiser, parlant longuement avec elle autour d’un café chaud et de quelques cigarettes.

L’isolement et la contention ont été évités. Le mari est arrivé en milieu de matinée et a pu rester auprès de son épouse jusqu’à ce qu’elle soit transférée, avec leur accord, dans une clinique psychiatrique.

Plus tard, j’ai repensé à tout cela. Alors que j’allais courir pour arracher l’extincteur des mains de cette patiente et la contenir physiquement, ma collègue pourtant agressée a apporté une réponse toute autre, douce et bienveillante. Que se serait-il passé si Germaine n’était pas arrivée avant que Mme P. prenne l’ascenseur  et si elle ne m’avait pas arrêté ? Germaine répond qu’elle ne sait pas, mais que l’important est notre calme dans la mesure du possible. Notre calme toujours.

Je me suis promis d’essayer de garder mon calme, toujours, et un jour aller voir la neige de Pologne…