22/04/2012

Poisson d’avril

Auteur(s) : Marie Rajablat
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Première journée en hôpital de jour pour enfants pour notre infirmière qui rentre chez elle «lessivée» mais avec… un poisson d'avril dans le dos !

Après avoir exploré pendant trentequatre ans la « psychiatrie adulte », des structures les plus classiques aux plus insolites, c’est décidé, je change d’air. Ras le bol de me débattre dans cette mélasse technocratique de plus en plus inhospitalière que sont devenues les unités de soin, je préfère reprendre mon baluchon…
Autant dire que ce 1er avril 2011, je débarque sur une autre planète, en psychiatrie enfant, intimidée comme une débutante. Ce qui me frappe en premier lieu, c’est la différence de réactions des enfants par rapport à la première fois où je suis venue me présenter. Ils s’étaient alors agglutinés autour de moi, certains se collant à moi, d’autres m’entraînant visiter les lieux. Or, aujourd’hui, chacun attaque sa journée comme si rien de nouveau n’advenait. Énième remplaçante dans cette équipe, les enfants préfèrent peutêtre m’ignorer pour éviter un quelconque attachement ou alors ils considèrent que je fais déjà « partie des meubles »? Je laisse là mes interrogations pour observer et me laisser observer, musant au gré des portes ouvertes ou fermées. Je tâte, sniffe, écoute, regarde, bref, je goûte une ambiance.

Tout à coup surgit l’angoisse…

La plupart des enfants partis en activité avec les éducateurs, la maîtresse, la psychiatre, la psychologue et/ou la psychomotricienne, les portes se referment un peu partout. Myriam, Nathalie et moi, toutes trois infirmières, restons dans une pièce qui, outre un secrétariat, semble surtout être un espace de « récupération » des enfants qui interrompent leur activité (au sens où nous les « récupérons » à leur passage !)
C’est là que je fais la connaissance de Myrtille. Cette petite fille brune et bouclée, toute de violet vêtue, va et vient, silencieuse et grave. Elle égrène sans relâche terre, sable, ballons et stylos, dedans comme dehors. Absolument absente au monde qui l’entoure (en tout cas, c’est ce que je ressens ce jour-là), elle est tout absorbée par son affaire du moment. Les mains à hauteur des yeux, elle regarde avec grand intérêt le sable lui couler des doigts. Elle marche, s’arrête, penche la tête, l’air appliqué, fait mille mimiques, de la plus gracieuse à la plus grimacière puis repart. Parfois, elle s’interrompt, fixe un point comme s’il requérait soudain toute son attention, puis reprend son mouvement.
Brusquement, elle tire Nathalie ou Myriampar la manche, dans un but qui (me) semble obscur. Ou encore, elle leur fourre un stylo dans la main et exige qu’elles gribouillent, dessinent ou écrivent. Soudain, sans préambule, l’atmosphère tranquille bascule. Myrtille s’agite. Nous nous regardons pour essayer d’interpréter sa demande sans succès. Elle se met alors à hurler, à mordre, à pincer, à se taper la tête contre le sol… Je pressens immédiatement que cette colère est d’un tout autre ordre que celui du caprice et qu’il s’agit certainement de quelque chose où elle « joue sa peau ». Son angoisse est palpable et communicative. Myriam et moi parons les coups que l’enfant (se) donne pendant que Nathalie, à l’affût pour déchiffrer l’incompréhensible, rebouche doucement un stylo. Miracle ! Myrtille arrête illico de crier et reprend le cours serein de ses activités… Nous restons sans voix.

« C’est le monstre »

Un peu épuisée par cette séquence, je reprends moi aussi mon chemin et demande à Thomas si je peux venir m’asseoir dans la pièce où il « joue ». Comme il acquiesce, je me coule tout doucement sur un petit fauteuil, un peu en retrait pour ne pas le gêner. À mon arrivée ce matin, il s’était serré contre l’éducateur en me regardant, et n’avait pas arrêté de répéter en sourdine et en souriant : « Bouh! Bouh! C’est le monstre… » J’y vais donc sur des œufs! Il se tait, je me tais, nous nous taisons. Agenouillé sur le tapis, il regarde silencieux un ensemble de constructions en bois, de petits personnages et animaux. Au bout d’un moment, je me risque à lui demander si c’est lui qui a construit cet ensemble. Il m’explique alors qu’il a fait la ferme d’un côté et la forêt de l’autre… Je ne comprends pas tout mais ne fais pas semblant, expliquant à Thomas mon inexpérience à travailler avec des enfants et m’excusant à l’avance des bourdes que je risque de faire. À ma grande surprise, il se tourne légèrement et me sourit. Je ne suis pas sûr que ce sourire soit vraiment « motivé » mais je me sens autorisée à lui poser des questions sur sa ferme. Aussitôt il s’anime et me raconte son monde, répétant à l’infini mes questions, utilisant parfois des néologismes. Pas certain que nous soyons sur la même longueur d’ondes mais nous faisons doucement connaissance…

Une démesure infernale

Les activités se terminent et c’est la « récré ». Les portes s’ouvrent et les enfants se ruent dans les couloirs et le jardin en criant. Thomas reste à l’abri près de sa « ferme » et Myrtille se promène seule, les mains sur les oreilles, évitant d’être percutée au cours des cavalcades. Le tumulte augmente sensiblement. Terry, Brian et Nathan braillent à qui mieux mieux. Les portes claquent. En moins de temps qu’il faut pour l’écrire, la violence est paroxystique. Terry, d’abord attaquant, se rue à l’intérieur, comme épouvanté par les foudres de Nathan qu’il a provoquées. Il me bouscule au passage et Nathan m’assène un grand coup de raquette dans le dos. Brian, lui, rase les murs… Mais qu’est ce que je fiche donc là? Que suis-je venue faire dans cette galère ? Je suis littéralement sidérée par la démesure infernale de ces attaques.
Nathan et Terry partent à l’école. Laurent et Tim en reviennent. Laurent, un petit garçon tout maigre, me demande de venir « zouer à faire du manzer ». Je me laisse embarquer, pendant que Tim, lui, m’observe une bonne partie de l’après-midi. Lorsque l’activité « restaurant » est terminée, Tim s’approche de moi d’un pas décidé et me déclare tout à trac : « Maintenant, tu fais un jeu avec moi! On joue à celui qui fait tomber le plus de gouttes dans la grille au fond de l’évier ». J’obéis à cette curieuse injonction et m’improvise « passeuse de gouttes », en prenant bien garde de le laisser « gagner » car je sens confusément qu’il y a là quelque chose de vital pour lui. Et, en repartant chez lui, c’est la première chose qu’il claironne au chauffeur de taxi : « C’est moi qu’ai gagné! Tim est le plus fort ».
17 heures. L’hôpital de jour s’est vidé de tous ces enfants étranges et le silence règne. Que penser de cette première journée? Je suis bien trop « lessivée » pour mettre des mots précis sur ce que j’ai vu et ressenti. Je sais juste que j’avais raison de penser qu’il faut être bien armé psychiquement pour travailler avec ces mômes, bien plus encore qu’avec les adultes. Arrivée chez moi, je découvre qu’un enfant a accroché dans mon dos… un poisson d’avril.

Marie Rajablat, Infirmière, La Villa, Centre hospitalier Ariège-Couserans, Saint-Liziers (09).

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