Une étude observationnelle intitulée Aladdin, menée au sein de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) auprès de 12 000 travailleurs de nuit, documente leurs perceptions en matière de qualité de vie et de conditions de travail (QVCT). L’objectif étant de tirer des leviers potentiels d’action pour améliorer le bien-être général et la santé perçue des individus et, au-delà, changer l’image du travail de nuit qui peut aussi prendre la forme d’une discrimination.
Contexte, objectifs, échantillonage
De nombreux travailleurs hospitaliers sont exposés au travail de nuit, avec plusieurs conséquences sur leur santé et leur vie sociale. À ce jour, la qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) des travailleurs hospitaliers de nuit (THN) demeure peu documentée à grande échelle. Les participants à l’enquête en ligne Aladdin (15 juin-15 septembre 2020), représentatifs des THN des 39 hôpitaux de l’AP-HP, ont donc été invité a compléter le questionnaire de qualité de vie au travail WRQoL. Leurs réponses ont été comparées entre catégories professionnelles et les caractéristiques associées à la satisfaction par rapport à la QVCT générale ont été identifiées.
Au total, parmi les 12 000 THN de l’AP-HP, 1 497 (soit 12,5%) se sont connectés sur le site de l’enquête et ont répondu à au moins un item du questionnaire. Parmi ces derniers, 1 387 (92,7%) ont complété l’échelle WRQoL et constituent la population d’étude. Celle-ci comprend 77,5% de femmes et l’âge moyen est de 39 ans. Plus de la moitié des THN de la population d’étude (52,3%) sont infirmiers, 38,2% aides-soignants ou techniciens, 4,2% sages-femmes, 0,8% cadres, et 4,6% appartiennent à d’autres catégories professionnelles (participants ne se reconnaissant dans aucune des catégories professionnelles proposées : agents d’accueil, administrateurs de garde, personnel administratif, pharmaciens). Plus des trois quarts (75,8%) des THN occupent un poste fixe de nuit, 61,2% travaillent dans un service de soins pour adultes, 15,1% en pédiatrie, 96,1% ont une durée de travail quotidienne de 10 à 12 heures, et 5,2% exercent à temps partiel. L’ancienneté moyenne dans le travail de nuit est de 9 ans (écart-type : 8 ans). Les caractéristiques par catégorie professionnelle sont décrites ailleurs.
Le secteur de la santé est particulièrement concerné, les infirmiers, sages-femmes et aides-soignants faisant partie des catégories socioprofessionnelles les plus représentées parmi les travailleurs de nuit habituels.
Résultats
Au total, 38,7% des 1 387 THN enquêtés se déclarent satisfaits de la qualité générale de leur vie professionnelle, les infirmiers (52,3% des enquêtés) étant les moins satisfaits. Les syndicats infirmiers dénoncent depuis plusieurs années la dégradation des conditions de travail dans cette profession, en contact direct avec les patients (et parfois confrontée à des réactions violentes de leur part, dans un contexte de tension à l’hôpital en termes de personnel et de capacité d’accueil) et fortement impactée par les réorganisations au sein des établissements.
La plupart des THN (86%) ont l’opportunité d’exercer leurs compétences au travail, avec des objectifs clairs à atteindre (65,5%). Cependant, une majorité – toutes catégories confondues – mettent en avant un manque de moyens, l’insécurité, un besoin de reconnaissance et de perspectives de carrière. Interrogés sur les interventions qui pourraient améliorer leur qualité de vie au travail, les soignants citent justement l’amélioration de l’image du travail de nuit, qui apparaît comme une attente prégnante. Il y a nécessité à changer cette image, parfois discriminante. Selon les chercheures, « prétendre « qu’on ne fait pas grand-chose la nuit », c’est méconnaître le fait que « la nuit, on travaille différemment » et de fait dévaloriser cet exercice« .
« Dans le contexte spécifique du travail de nuit, si les infirmiers peinent parfois à faire reconnaître leur rôle essentiel auprès des patients au-delà des seuls actes de soins « quantifiables », ils évoquent également la diminution de la pression institutionnelle la nuit, et la possibilité qui leur est alors donnée d’exercer leur métier en accord avec leurs valeurs : « La nuit laisse la place au patient de s’exprimer et au soignant de l’écouter. » »
Le travail de nuit et ses répercussions sur la santé des travailleurs En entraînant une dérégulation du rythme veille/sommeil, le travail en horaires atypiques, et en particulier le travail de nuit, peut avoir de multiples répercussions, à la fois sur la santé – troubles du sommeil, irritabilité, anxiété, augmentation du risque de maladies cardiovasculaires, de troubles métaboliques et de certains cancers (cancer du sein, cancer de la prostate et cancer colorectal) –, et sur la vie sociale et familiale des individus qui y sont exposés1,2. 1- Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail. Évaluation des risques sanitaires liés au travail de nuit. Maisons-Alfort: Anses; 2016. 2- International agency for research on cancer. IARC Monographs on the identification of carcinogenic hazards to humans – Night shift work – Volume 124. Lyon: IARC; 2020.
Conclusions
Les résultats de cette étude mettent en avant plusieurs leviers potentiels d’action pour améliorer la QVCT des THN au sein de l’AP-HP, tout en tenant compte des différences entre catégories professionnelles. Au-delà de la satisfaction des demandes de moyens, une meilleure valorisation et une reconnaissance du travail effectué, l’accès à la formation tout au long de la carrière, l’amélioration des possibilités d’évolution professionnelle et la mise en place d’une organisation du travail permettant un meilleur équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle sont autant de pistes d’amélioration de la QVCT des THN, pouvant être prises en compte dans la gestion des ressources humaines à l’hôpital. Ces résultats pourront servir de référence pour orienter et renforcer les dynamiques d’amélioration de la QVCT déjà engagées dans plusieurs établissements de l’AP-HP. « Nous aimerions travailler sur la manière dont cette perception négative du travail de nuit peut être renversée« , conclut la chercheure Lorraine Cousin-Cabrolier. L’équipe recherche actuellement des financements pour pouvoir lancer ce nouveau projet.
Pour aller plus loin L'Institut pour la recherche en santé publique (IReSP) a organisé le mercredi 08 novembre 2023 de 13h à 13h30 une pause-café (en ligne) avec Lorraine Cousin Cabrolier, chercheuse post doctorante à l’unité de recherche clinique en économie de la santé (AP-HP) et à l’UMRS 1123 ECEVE (Université Paris Cité, Inserm) pour y présenter sa thèse de doctorat soutenue en octobre 2022 et intitulée : « Santé et qualité de vie du personnel hospitalier de nuit : état des lieux, enjeux et perspectives d’intervention à l’ère du COVID-19 ». Son intervention vise notamment à présenter le travail de nuit et ses conditions d’exercice pour ensuite faire un état des lieux de la santé mentale et des consommations de substances psychoactives chez cette population particulière. Les liens entre condition de travail et santé mentale y sont également abordés de mêmes que les perspectives d’interventions envisagées. Découvrez le projet et ses principaux résultats (vidéo youtube)
• Qualité de vie au travail du personnel hospitalier de nuit : des enjeux spécifiques pour les infirmiers et sages-femmes, enquête AP-HP Aladdin, 15 juin – 15 septembre 2020, publication des résultats le 19 septembre 2023. Auteurs : Duracinsky Martin, Cousin Cabrolier Lorraine, Rousset Torrente Olivia, Di Beo Vincent, Mahé Véronique, Carrieri Patrizia, Chassany Olivier, Marcellin Fabienne – Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 2023, n°. 18, p. 360-369.
• A lire aussi : « Etre soignant de nuit à l’AP-HP au temps du Covid19 : vécu et ressenti », santementale.fr ; BEH Covid-19 n°6, 13 avril 2021 (PDF) Vécu et gestion de la crise sanitaire liée à la Covid19 : le point de vue du personnel hospitalier de nuit de l’AP-HP durant la première vague épidémique (enquête Aladdin, 15 juin-15 septembre 2020).