Narcissisme et intériorité

N° 273 - Décembre 2022
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Le narcissisme semble présider aux trois grandes phases de subjectivation, de socialisation et de spiritualisation du sujet.

Quand on parle de narcissisme, c’est d’ordinaire pour dénoncer un com- portement égocentrique, suffisant et vaniteux. La personne narcissique s’exhibe et ne parle que d’elle. Elle doit être au centre de l’attention, sans quoi elle se sent flouée, comme si elle ne pouvait exister qu’en éclipsant les autres. À moins que ce ne soit, à l’inverse, un manque d’amour de soi qui, pour colmater son sentiment d’infériorité, viendrait leur extorquer des applaudissements. En somme, c’est par manque de narcissisme à l’égard de soi qu’on serait narcissique à l’égard des autres. Cette opposition du « bon narcissisme » de la confiance en soi au « mauvais narcissisme » de l’amour-propre ne rend toutefois pas compte du désir d’épanouissement qui est au principe de la vie sociale. Qu’on l’appelle « orgueil », « besoin de reconnaissance » ou même « volonté de puissance », il pourrait n’être en effet qu’une forme élaborée de narcissisme. L’alternative manichéenne entre bon et mauvais narcissisme devrait alors être transposée dans une polarité entre l’infinité potentielle de notre affirmation et les restrictions que l’existence même des autres suppose.
Le narcissisme semble ainsi présider aux trois grandes phases de subjectivation, de socialisation et de spiritualisation du sujet.

Une force vitale

Le narcissisme est d’abord un concept récent, tiré du mythe de Narcisse, personnage tellement beau qu’il s’était épris de lui-même jusqu’à se laisser dépérir. Freud y a vu une force constitutive de la subjectivité (1). Au stade fœtal, l’enfant perçoit le monde par des sensations corporelles qu’il n’interprète pas encore comme renvoyant à un monde extérieur. Il s’aime alors lui-même dans une sorte de toute-puissante où ses besoins sont satisfaits sans délai et sans effort. C’est le « narcissisme primaire ». Avec le temps, le bébé va cependant s’apercevoir de l’indépendance du réel, éprouvant inquiétudes, frustrations et souffrances. Détaché des objets, il va devoir s’aimer indépendamment d’eux. C’est le « narcissisme secondaire » par lequel l’enfant passe de l’avoir à l’être : « désirer avoir passe par l’amour de l’objet, désirer être passe par l’amour de soi au travers de l’autre (2).» Entouré de parents aimants, l’enfant va vouloir dès lors se rendre aimable en ressemblant aux objets convoités par ces pourvoyeurs d’amour, soudain perçus comme distincts de soi et donc susceptibles de se détourner. C’est la transposition des pulsions sur des buts sociaux que Freud nomme « sublimation » (1).

Selon cette lecture linéaire, le narcissisme est une force vitale d’où émerge une personnalité qui éprouvera, à la maturité, des besoins narcissiques proportionnés à l’équipement qui lui aura été fourni dans l’enfance. De ces narcissismes déficients ou rassasiés naîtront des adultes enchaînés à leur image ou libres de conquérir le monde.

Les jugements de valeur

C’est que, « troubles de la personnalité narcissiques » ou pas, nous devons tous manœuvrer, une fois adulte, dans la houle des jugements de valeur. Car au besoin et à la force qui meuvent la nature, la société substitue le désir et la hiérarchie. Pour s’y intégrer, chacun doit s’y montrer dans les formes. Ce n’est pas un hasard si le mot « personne » signifie aussi, à l’origine, masque (persona), qui renvoie au rôle théâtral ou social. Si je ne suis que ce que je parais aux yeux des autres, le narcissisme devient une nécessité vitale. Nous ne sommes pas si différents de l’ambassadeur dont la place qu’on lui attribue dans une réception reflète exactement la valeur qu’on accorde au pays qu’il représente.

La dénonciation du narcissisme n’est ainsi, sans doute, qu’un jugement social fondé sur la « distinction » des uns et des autres, les uns sachant euphémiser leur propre mise en valeur, quand les autres tapent à l’œil et parlent fort. Les « filtres Instagram », choisis pour « améliorer » une image, accentuent autant qu’ils estompent.

Aussi chacun est-il renvoyé à lui-même et à l’équilibre entre l’infinité de ses désirs et la limitation que leur imposent ces autres, sans lesquels aucun désir n’a de sens. Freud a nommé ces deux pôles de la norme et du désir le Surmoi et le Ça, l’un portant des exigences sociales difficiles à contenter, l’autre des pulsions vitales impossibles à satisfaire (3). Aucun amour de soi ne peut résoudre l’antinomie. Nous sommes ainsi tous placés entre les extrêmes du narcissisme mégalomaniaque et du nihilisme dépressif. Leur dépassement est du ressort de chacun, et pourrait peut-être s’appeler un « style ».

Une forme de rapport au monde

Au final, si les manifestations narcissiques nous troublent autant, c’est qu’elles nous montrent cette négociation permanente qu’on veut cacher, pensant ainsi résoudre l’antinomie en prétendant ne pas la ressentir, entre incertitude de soi et besoin des autres. Il nous faut peut-être repenser l’idée même d’intériorité qui, loin d’être un Moi circonscrit par un narcissisme ressenti ou exhibé, n’est qu’une forme de rapport au monde: «Le sujet ne se rejoint lui-même qu’en se laissant déposséder par le monde. On ne rencontre une proximité à soi radicale, telle qu’un vécu ne peut s’interposer entre le sujet et lui- même, que comme accueil de la plénitude du monde (4). »

Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie

1– Freud S., Pour introduire le narcissisme, Payot, 2012. 2– Widlöcher D., «Narcissisme et identification», Libres cahiers pour la psychanalyse, 2005/1 (N° 11), p. 77-89.
3– Freud S. , Le Moi et le Ça, Payot, 2010.
4– Barbaras R. , Phénoménologie de l’intimité, conférence pour les Édition M-Éditer, https://www.youtube.com/ watch?v=-l8xiw3QL5I&t=126s.