Trouble dans le corps

N° 274 - Janvier 2023
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Si la maladie psychique semble toucher d’abord l’esprit, elle s’exprime et impacte massivement le corps. Comment penser la réalité corporelle en psychiatrie, et quelle application dans les soins ?

Quand un patient hospitalisé pour une pathologie organique plaisante avec les infirmiers, il installe une connivence qui met sa maladie à distance. Cette proximité semble plus délicate dans le trouble psychique, où le décalage de la drôlerie pourrait apparaître soudain, par une sorte d’homonymie effrayante, la faille de la déraison. Alors que, la plupart du temps, le corps malade assombrit l’expérience sans transformer l’esprit, la maladie mentale empiète sur l’esprit et désintègre l’expérience.
N’est-ce pas cependant là une projection de nos peurs? Car rares sont les troubles qui interdisent aux patients de conduire leur vie ou de s’en distancier par des plaisanteries. La maladie mentale n’est pas seulement une question de tuyaute- rie physiologique, mais de significations humaines. Dès lors, comment penser la réalité corporelle selon ces deux relations inverses de la causalité descendante et de l’expression ascendante ?

Évolution de la folie

À l’âge classique, le trouble mental se donne d’abord comme l’effraction dans l’esprit d’un corps étranger, celui de la passion, qui dérègle un être «où cause et effet, déterminisme et expression s’entrecroisent dans une trame si serrée que corps et esprit ne forment qu’un seul mouvement qui ne sera dissocié que par la suite. (…) La folie est alors le châtiment de la passion » (1). L’âge moderne les oppose au contraire comme la matière et la forme d’une personne, ou plutôt comme le sup- port physique d’une activité spirituelle pure, les avaries de l’un pouvant toujours compromettre l’autonomie de l’autre selon une causalité linéaire. C’est ainsi que Descartes affirme que «les insensés ont le cerveau troublé par les vapeurs noires de la bile» (2). Le déterminisme physique s’oppose à la logique discursive : quand le corps dysfonctionne, la pensée cesse d’être compréhensible à travers ses

idées mais s’explique par ses causes, à la manière d’une calculatrice cassée qui, au lieu de produire mathématiquement un résultat, n’afficherait plus que mécaniquement des cristaux liquides.

Aujourd’hui, le dualisme trouve une application dans la théorie de « l’élaboration secondaire » (3). Le délire résulterait d’une rationalisation de ressentis aberrants, causés par des déséquilibres organiques. Ainsi, chez le paranoïaque, une production excessive de dopamine entraînerait un sentiment d’hypervigilance interprété comme le signe d’une malveillance généralisée, le syndrome de Capgras (trouble de l’identification des personnes) proviendrait de la dissociation des reconnaissances visuelle et affective donnant ainsi l’impression d’être entouré de sosies, le fait d’entendre des voix découlerait d’une connectivité anormale des aires du langage… Et c’est pourquoi réciproquement, la pharmacopée peut, en agissant sur leurs racines cérébrales, diminuer les troubles mentaux, les neuroleptiques inhibant par exemple les récepteurs synaptiques sur-stimulés de la psychose.

Un carrefour

Et pourtant, l’esprit n’est pas seulement idée et le corps machine (4). La conscience est traversée d’histoires, de sentiments et de pulsions tandis que le corps perçoit, exprime et agit. C’est pourquoi la psychanalyse cherche à lire dans les symptômes, non seulement le dérèglement des sens, mais leur signification. Toute la neurologie serait incapable d’expliquer, selon Freud, ce qu’éclairent au contraire l’histoire du patient, son discours, ses non-dits, ses rêves, et jusqu’à ses symptômes (5). Le corps n’est pas seulement la cause du trouble psychique, mais aussi son expression. Si le corps peut infiltrer l’esprit, celui-ci se projette en retour dans celui-là. « Avec la psychanalyse, l’esprit passe dans le corps comme inversement le corps passe dans l’esprit » (6).

Or, cette relation réciproque de causalité et d’expression n’a de sens que pour une conscience qui n’est pas simplement une pensée pure assiégée par les désordres organiques et les pulsions traumatiques, mais une incarnation qui se représente le corps. Aussi le corps peut-il se morceler dans les psychoses, l’intérieur et l’extérieur se mêler par une contamination constante : « Le même malade peut ne pas sentir qu’on touche une partie de son corps mais être bouleversé parce qu’on enlève une chaise devant lui, tant les choses autour de lui sont sa chair» (7). Le président Schreber se sent devenir femme sous influence divine, sa moelle épinière étant « pompée par des petits hommes expédiés par ses pieds » (8). Les exemples sont légion de représentations déformées du corps propre, de l’anorexie au syndrome de Cotard où l’on croit manquer de certains organes ou encore à l’apotemnophilie consistant à vouloir s’amputer pour se sentir « complet » (9).

Le corps, loin d’être une gaine de la pensée, est un carrefour où s’entremêlent des forces, des significations et des volontés. Et c’est bien à ce carrefour qu’il faut placer le soin du trouble psychique, usant de la psychothérapie comme, parfois, de la contention, des interactions sociales comme de la médication, des activités professionnelles comme d’un cadre institutionnel.

Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie

1– Foucault, M. : Histoire de la folie à l’âge classique, Pléiade, Gallimard, 2015, p. 261.
2– Descartes, R.: Méditations métaphysiques, GF, 2009, première méditation.
3– Goutte, J. et al.: “Premier épisode psychotique révélant une affec- tion médicale générale: mise au point pour l’interniste”, Rev. de médecine interne, vol. 40, n° 11, 2019, p. 742-749.
4– Descartes affirme que le corps est en tout point com- parable à une machine (Discours de la méthode, 5e partie). 5– Freud, S. : “Études sur l’hystérie”, Œuvres complètes, Vol. II, PUF, 2009, p. 182.
6– Merleau-Ponty, M. : Signes, NRF, Gallimard, 1960, p. 290.
7– Maldiney, cité par Fontaine Phi- lippe, “La psychose et les frontières de la folie”, Recherche en soins infirmiers, 2014/2, n° 117, p. 8-20.
8– Schreber, P. : Mémoires d’un névropathe, Point, 1985, p. 134.
9– Lévy, A., Maleval J.-C. : “L’apotemnophilie en question”, L’information psychiatrique, 2008/8, vol. 84, p. 733-740.