L’adolescence, crise ou trompe-l’œil ?

N° 269 - Juin 2022
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L’adolescence pourrait-elle n’être au fond que l’ombre de nos vies idéales, dont les jeunes nous rappellent, en commençant à imaginer les leurs, la débâcle ?

L’adolescence a mauvaise réputation. Souvent associée à l’idée de crise, on la redoute comme une fatalité, une maladie honteuse, un passé secret. C’est qu’elle se définit avant tout comme un état négatif, ou du moins intermédiaire entre les deux conditions stables que sont l’enfance et l’âge adulte. De l’enfant qui ne parle pas (infans) à l’adulte qui a cessé sa croissance (adultus), l’adolescence semble en proie à une métamorphose difficile, faite d’explosion hormonale, d’excès, de disputes, d’accidents et d’impasses.

D’origine biologique, la puberté a toutefois une dimension humaine où se mêlent le naturel et le culturel. Plus qu’une chrysalide monstrueuse, l’adolescence est un écheveau de contradictions : responsabilité mais obéissance, travail mais bénévolat, pulsions mais pudeur. Ainsi, cumulant les inconvénients des périodes qu’elle sépare, la crise d’adolescence semble aussi provenir de l’antagonisme entre le besoin de grandir (adolescere) et la nécessité de se courber.

Sexe, cœur, esprit

L’adolescence est une période de transformation, non pas mécanique et continue, comme celle du fleuve qui coule ou de l’arbre qui pousse, mais brusque et chaotique : l’enfant souriant devient jeune homme ombrageux, la fille soumise, ado rebelle, l’ange, bête en rut. On peut analyser cette mutation sous trois angles : le sexe, le cœur et l’esprit, pour reprendre la tripartition platonicienne (1).
– L’adolescence correspond d’abord à la puberté, c’est-à-dire la maturité sexuelle. Or cette découverte de la sexualité est l’œil d’un cyclone de la disproportion entre les désirs et les capacités cognitives, financières et sociales, d’autant plus dévastateur pour un individu qui n’est pas encore accoutumé à la frustration (2).
– Cette frustration a des répercussions sur la vie personnelle et émotive de l’adolescent. Son cœur devient orgueilleux alors que l’enfant ne connaissait que la susceptibilité et que l’adulte tendra vers l’humilité. C’est plus largement la recherche d’autonomie qui, confronté à une implacable pénurie de moyens, souvent imputée aux parents, se mue en lutte symbolique, avec une tendance à la destructivité, irréductible affirmation de soi-même (3).
– C’est enfin une forme d’idéalisme contrarié, où l’égoïsme intransigeant le dispute aux dévouements utopiques. « Ils sont égoïstes et matérialistes mais, simultanément, se révèlent débordants d’idéalisme exalté. Ils sont ascétiques mais succombent, de façon inespérée, aux excès instinctifs les plus primaires. (…) À certains moments, ils travaillent avec un enthousiasme infatigable, dans d’autres, ils sont indolents et apathiques (4) ». Conséquence de ces antinomies, une dépressivité fréquente, sorte de réaction aux turbulences psychosociales de ce sas existentiel, dont la prégnance du suicide, deuxième cause de mortalité des 12-25 ans, témoigne (5).

Instabilité essentielle

Et pourtant, cette adolescence vibrionnante et taiseuse ne serait-elle pas plutôt l’effet d’exigences d’une société si normalisatrice que, pour les insérer dans les compartiments idoines, elle réclame des jeunes matures mais malléables, épanouis mais abstinents, puissants mais circonspects ? De fait, l’adolescence n’est pas si différente de cet âge adulte dont on lui fait miroiter les vertus, si ce n’est la liberté de choisir ses entraves. Aussi est-on allé jusqu’à affirmer que « l’adolescence n’existe pas » (6) : elle ne serait que l’antichambre où on laisse attendre les jeunes adultes, qui par une scolarité prolongée, qui un voyage à l’étranger, qui des petits boulots, devant la saturation chronique des marchés du travail et de l’immobilier. Et c’est pourquoi certains affirment, dans le même sens, qu’elle n’est pas particulièrement pathogène (7). Elle peut même se prolonger indéfiniment pour devenir un style de vie, qu’on nomme parfois « adulescence » et qui, inversant les handicaps de la puberté, veut cumuler les avantages de l’insouciance et de la liberté.

Plus encore, l’aspect fuyant et instable de l’adolescence est peut-être accentué par le regard inquiet qu’on porte sur elle, car elle est loin d’avoir le monopole du changement, qu’il s’agisse de l’enfance et de ses phases de développement cognitif ou de l’âge adulte avec ses accidents, ses familles recomposées, ses reconversions professionnelles, son déclin (8). L’adolescence pourrait-elle n’être au fond que l’ombre de nos vies idéales, dont les jeunes nous rappellent, en commençant à imaginer les leurs, la débâcle ?

Vie rêvée et réalité…

Ainsi, l’adolescence se définit essentiellement dans le rapport aux parents. Si l’on ne comprend ses parents qu’en devenant soi-même parent, souvenons-nous à notre tour de nos jeunes années. Caractère cyclique d’une vie qu’on peut ressentir comme un affaiblissement ou au contraire une incitation à vivre plus pleinement, faisant du passage lui-même le point de contact entre l’intensité de l’expérience individuelle et le moteur d’une pulsion vitale qui nous dépasse.

Guillaume Von Der Weid,
Professeur de philosophie

1– Platon : La République, Livre IX, 580d, GF, 2016.
2– Freud, S. : Malaise dans la civilisation, PUF, 1976.
3– Jeammet (P.) : Anorexie, Boulimie, Les paradoxes de l’adolescence, Hachette, 2013.
4– Freud (Anna) : Le moi et les mécanismes de défense, PUF, 1975.
5– Voir https://drees.solidarites-sante.gouv.fr.
6– Huerre (P.)  : L’adolescence n’existe pas, O. Jacob, 1997.
7– « Je vois rarement des adolescents malades », dit la médecin-psychanalyste Helene Deutsch. In Agraimbah, A.  : Adolescence : crise !, Spécificité, 2011/1, n° 4, pp. 54-64.
8– Baltes (P.). Theoretical propositions of life-span developmental psychology : on the dynamic between growth and decline, Developmental psychology, 23, 1987, p. 611-626.