18/02/2021

Surprise chocolatée…

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"Construis un chalet, Christophe, sois toi-même un chalet !" Un peu mystérieux, les propos de Germaine, infirmière psychiatrique expérimentée, invitent à réfléchir à l'hospitalité et à l'accueil. Tandis qu'il neige dru au dehors, elle improvise un moment pour se réchauffer le cœur…, qui questionne son jeune collègue Christophe.

La neige tombe dru depuis des jours et nous grelottons tous dans le service. Le système de chauffage vieillissant ne permet pas d’atteindre une température suffisante. Aussi, habillés de vestes et doudounes épaisses et colorées par-dessus nos blouses blanches, les soignants se confondent avec les patients, tout autant emmitouflés. Seul le blanc de nos pantalons vient signifier notre fonction soignante.

Le service est calme. Peut-être que le paysage flou et laiteux derrière les grandes vitres embuées a quelques vertus apaisantes… Les patients discutent entre eux, avec nous, jouent aux cartes, regardent une vieille série américaine à la télévision, s’assoupissent dans leur chambre ou, pour les plus courageux, se risquent à sortir fumer une cigarette dans le jardin. Lentement, le temps s’étire, chacun vaque à ses occupations, une douce torpeur inonde paisiblement les lieux.

Soudain, quelque chose se passe. C’est comme un murmure d’abord, discret, juste un frémissement, c’est presque inaudible, invisible. Puis, très vite, l’excitation se précise. Mais c’est une agitation délicate, heureuse, une sorte d’exaltation qui se diffuse, se propage des uns vers les autres, en quelques secondes à peine… En un rien de temps, la plupart des patients se regroupent en un même lieu. Du silence, ou d’un discret bourdonnement, sont montés un brouhaha puis une clameur.

J’observe cela depuis le poste de soin. Je vois chacun rejoindre le groupe grossissant, l’un après l’autre, l’un avec l’autre, comme attiré par une force mystérieuse. Même les fumeurs désormais irrésistiblement attirés jettent leur cigarette et accourent vers l’intérieur.

Quelle attraction fascinante invite les patients à converger, ensemble et tout sourires, vers le réfectoire à une heure pourtant loin d’un repas ?

Goûter improvisé…

À mon tour, emporté par une frénésie curieuse, comme un enfant un matin de Noël, je cherche la magique raison de cet empressement général. Ce que je découvre m’enchante et m’interroge à la fois.

Car Germaine sert à tout-va lait ou chocolat chaud, tisane ou café à qui en veut, par litres, par carafes, par rivières. Je la sais habituée aux entorses au règlement du service, elle a toujours tendance à s’affranchir des règles et autres protocoles. Mais là, tout de même, ces boissons chaudes me paraissent une extravagante incartade.

Devant le sourire radieux des patients qui n’en demandaient pas tant, je suis évidemment ravi. Mais immédiatement aussi, inquiet. Qu’en est-il des règles de l’institution, qui précisent les heures fixes de distributions des repas ou autres collations ? Sans parler du budget alimentaire qui dès lors est sérieusement entaillé ou des règles diététiques … Comment pourrons-nous justifier une telle transgression du cadre établi?

Touché par son geste bienveillant, je reste sidéré par cette décision que je n’aurais pas osé prendre.

Je l’observe, ébahi, remplissant tasses et gobelets, riant de bon cœur avec ses hôtes du moment. Germaine, fidèle à elle-même, ne se soucie de rien d’autre que du bonheur procuré par cette chaude surprise offerte à tous nos patients en cette froide journée.

« Nous devons les réchauffer »

Consciente de mon trouble, plus tard, elle s’explique.

Christophe, es-tu un jour parti en vacances d’hiver à la montagne? Te souviens-tu de la chaleur de la cheminée d’un chalet, le soir quand la nuit tombe? »

Je ne comprends pas le lien avec notre indiscipline du jour. Mais oui, bien-sûr, je me souviens. La soudaine chaleur qui gagne le corps tout entier, l’immédiat sentiment de bien-être, de plénitude, puis la convivialité, les moments de partage, où chaque minute se savoure. Temps suspendu, bonheur simple… Comme une parenthèse, un instant de répit. Quand dehors tout est froid, et dedans, tout est chaud.

« Nos patients traversent une épreuve difficile, poursuit-elle. Ils sont hospitalisés loin des leurs, en proie à de multiples troubles, parfois angoissants, effrayants. Ils traversent une épreuve, ne l’oublions pas. Et ceci, même s’ils peuvent nous paraître détendus ou sereins. Si nous sommes à leurs côtés pour prendre soin d’eux dans les moments difficiles d’aujourd’hui, ne devons-nous pas aussi prévenir les heures difficiles de demain?

Aussi, pour préparer un demain que nous espérons plus serein, créons dès maintenant un bon lien de confiance et un univers apaisé. Ce service improvisé de boissons chaudes va dans ce sens. Il crée du lien entre eux, et entre eux et nous. Mais aussi une ambiance détendue, rassurante et chaleureuse dans laquelle naît ou se maintient un apaisement de l’esprit qui peut être durable. Alors certes, oui, ce que je viens de faire est un écart au cadre si on le considère comme strict et intouchable.

Mais si, dans une balance, tu devais comparer le poids de cet écart à celui des bénéfices attendus en termes de mieux-être pour aujourd’hui et demain, ne ferais-tu pas en conscience cet écart finalement bien minime? Ne déciderais-tu pas de rendre ce cadre plus souple, de l’adapter parfois pour favoriser ton lien avec les patients, améliorer leur humeur, et réduire ainsi les risques de tension naissante dans leur esprit et votre relation?

La chaleur, Christophe, la chaleur… la chaleur d’une boisson, d’une cigarette, d’une main sur l’épaule, la chaleur humaine… Nous devons amener de la chaleur, dans le service, dans nos échanges, dans les cœurs. Comme le chalet réchauffe les voyageurs transis de froid.

Qu’il neige, qu’il pleuve, qu’il vente ou que la canicule s’abatte soudain sur nous, apporte de la chaleur. Par n’importe quel moyen et tout le temps. Car tout ce qui apporte chaleur et réconfort est un vaccin contre toute forme de tension.

Alors fais de ce service un chalet, Christophe, construis un chalet, sois toi-même un chalet. »

Dehors, la neige tombe toujours. Mais nous ne grelottons plus.

Germaine, ma chère vieille collègue infirmière, a adapté le cadre pour nous réchauffer tous.

Je ne sais pas si un jour je saurai construire un chalet. Mais j’ai trouvé le mien, le nôtre, et il s’appelle Germaine.

N° 264 - Janvier 2022

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