06/07/2016

Cri de rage et fleurs fânées

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Gaëlle, une jeune patiente d’une vingtaine d’années, fait irruption dans la salle de détente des soignants à l’heure de la pause. Devant un rejet général, elle rentre dans une grande fureur, et menace de tout casser puis de se blesser… Christophe, infirmier, s'interroge sur le sentiment d'agacement que la jeune femme suscite dans l'équipe…

C’est une pagaille sans nom dans notre salle de détente.
Sur les murs, des dizaines de feuillets sont accrochés en vrac, les uns sur les autres, comme une tapisserie noire et blanche illisible. Des programmes de formations à venir, des tracts syndicaux, des listes de postes ouverts à la mutation dans l’hôpital, et autres fiches d’informations que nous ne lisons plus. Au milieu de ce magma, les petits sourires sur les faire-part de naissance des enfants de nos collègues apportent un peu de couleur.
Sur la table, des tasses sales sont posées sur des bouts de Sopalin, à côté de tranches de pain rassis parfois entamées, d’une paire de lunette oubliée, d’une revue ouverte à la page de l’horoscope du mois dernier, et d’un bouchon sans stylo. Autour, des chaises, parfois bancales ou cassées, une veste chaude et jaunie par le temps que tout le monde aime utiliser, quelques sacs à main qui doivent renfermer mille trésors. Dans l’évier, la vaisselle s’empile. À côté, une multiprise probablement pas aux normes travaille intensément pour fournir en grande quantité café, thé et lumière.
Dedans, le brouhaha, les rires, les cris. Parfois les pleurs, et les accolades.
C’est une pagaille sans nom, mais nous y sommes bien, entre nous. À l’heure de la pause, nous aimons nous y retrouver, en équipe. Cette salle constitue un havre de paix. Nous y discutons des patients, des prochaines vacances, des potins du service. Elle nous est nécessaire, et même vitale, car elle se situe un peu à l’écart de la vie du service, pas toujours simple. Elle est notre lieu de repli, de répit, notre cabane au fond du jardin, notre chez nous. Les patients n’y sont pas conviés, ce qui nous permet distance, calme et convivialité.
 
« Vous pouvez attendre »
Ce jour-là, dans cette petite salle, l’ambiance est détendue, et rien ne semble pouvoir troubler ce moment de détente. Mais c’est sans compter sur Gaëlle qui interrompt brusquement notre pause.
Hospitalisée dans le service depuis de longues semaines, cette jeune femme de 20 ans a tenté de se suicider, après une rupture amoureuse. Ses premiers jours ont été discrets. Puis, rapidement et de façon surprenante, elle a montré une forte appétence sexuelle, allant de patient en patient, dans un excès tel que plusieurs soignants, dont moi, ont mis en doute sa souffrance. Elle est dans la séduction ou la provocation, exigeante et parfois colérique. Ses relations avec l’équipe se sont tendues, de part et d’autre. Nous avons de plus en plus de mal à supporter ses débordements et sa personnalité excessive. Pour ma part, j’éprouve aussi beaucoup de difficultés à percevoir sa tristesse, ou une quelconque maladie. Elle exagère !
A l’heure du café, son irruption dans le refuge, pour un motif (pour nous) futile, provoque une réaction agacée et sans appel. « Pas maintenant, Gaëlle ! Vous le savez très bien, nous sommes en pause ! Il va falloir attendre, vous pouvez patienter », lui intime un collègue, de façon peut-être un peu brusque, mais soutenu par tous.
Gaëlle saisit le pot de fleur sur le réfrigérateur et le lance de toutes ses forces contre le mur. Sous l’impact, il explose et la terre jaillit de toutes parts, sur nous, sur la table, partout, nous saisissant tous d’effroi. Puis elle sort en hurlant au scandale, menaçant de tout casser et de se faire du mal. Ce mouvement d’humeur nous surprend et nous restons sidérés par cette violence que nous n’avons pas anticipée.
C’en est trop! Certains collègues crient à leur tour au scandale devant l’attitude irrespectueuse de cette patiente, à l’exigence et à l’impulsivité intolérables.
Qu’est-ce donc que quelques minutes de patience? Ne peut-elle pas respecter notre temps de repos, et plus largement l’équipe? Nous sommes fatigués et pouvons bien parfois souffler quelques minutes. La plupart des patients le comprennent mais pas Gaëlle, qui montre ainsi un désir de toute-puissance et une violence inacceptables. Elle est coutumière du fait, et met notre patience à rude épreuve.
Nous nous apprêtons à appeler renforts et médecins pour intervenir auprès de cette patiente qu’il faut contenir, pour éviter tout débordement.
Mais si nous n’avons pas compté sur Gaëlle à l’heure de la pause, nous n’avons pas non plus compté sur notre collègue Germaine à l’heure de la gestion de la crise. Elle seule semble parvenir à supporter la conduite excessive de Gaëlle, qui, bien souvent, ne s’adresse qu’à elle.
 
 
Maîtriser ses émotions
Sortie d’un bureau médical, alertée par le bruit, Germaine rejoint les soignants qui essaient sans succès de calmer Gaëlle. La jeune femme est en larmes et crie que nous ne la comprenons pas, que nous lui parlons mal et qu’elle veut mourir. Apercevant Germaine, « la seule qui (la) comprend », elle accepte de retourner dans sa chambre, où elle parle longtemps. Ma collègue reste auprès de Gaëlle jusqu’à ce qu’elle s’apaise. 
Je m’interroge. Pourquoi cette patiente ne m’a-t-elle jamais parlé ainsi ? Peut-être alors pourrais-je mieux la comprendre? N’a-t-elle pas finalement décidé seule de se couper d’une partie de l’équipe? N’est-elle pas en partie responsable du rejet qu’elle subit? Ou bien est-ce moi?
Seul avec mes questions, je ramasse les derniers morceaux de terre tombés ici ou là dans la salle de détente, quand mon regard s’arrête sur la vieille plante fanée. Elle a été abandonnée depuis longtemps et est desséchée depuis des mois, mais je me surprends à éprouver de la peine pour sa triste fin. Une vie dans l’oubli, arrosée par personne ou presque, une fin contre un mur.
Après la crise, Germaine vient m’extraire de mes considérations botaniques et m’explique le contre-transfert et les mouvements contre-transférentiels en retour (1). L’agacement que je ressens pour cette patiente, et mon rejet envers elle. Elle me dit l’importance de contenir nos émotions pour maîtriser nos actes et nos attitudes. Enfin, elle me raconte l’histoire et la souffrance de cette jeune femme, à côté de laquelle je suis passé.
« As-tu vu le film “Les Nuits fauves”, Christophe? » (2)
Je suis surpris par cette référence de Germaine, qui a l’âge d’être ma mère, et dont je n’aurais jamais pensé qu’elle ait pu voir ce chef-d’œuvre d’un genre plutôt brutal et très sexuel. Le film retrace l’histoire dramatique d’un amour entre une jeune femme perdue et un jeune homme séropositif. Ce couple sans avenir, en grande détresse, s’abandonne dans une relation passionnée, violente, débridée, destructrice. L’abandon de soi pour ressentir et vivre dans une vie sans saveur. L’abandon pour supporter la peur et la peine. L’abandon pour survivre.
 
De la délicatesse
Tout s’éclaire et je comprends soudain la violence de Gaëlle, ses excès, sa souffrance. Non, ce n’est ni de la toute-puissance ni du mépris, mais une souffrance qu’elle ne maîtrise pas et que j’ai jugée. Oui, je suis passé à côté d’elle sans la voir. J’ai cédé à mes émotions, à mon agacement et je n’ai pas maîtrisé mon rejet qu’elle ressent évidemment. C’est pour cela qu’elle préfère parler calmement à ma collègue attentive et compréhensive, qui a encore raison.
Non, ce n’est pas son mépris, c’est le mien. Et finalement, ce n’est pas elle qui a jeté le pot de fleur, c’est moi.
Je repense aux Nuits fauves, au désespoir indicible de certains patients, à leurs émotions, aux miennes. Et je regarde ma collègue ramasser délicatement la plante fanée et tenter de la rempoter. Elle est comme ça, Germaine, elle prend soin de tout le monde, et même des fleurs fanées.
 
1– Sur le transfert et le contre-transfert, on peut lire Le transfert, un puissant moteur du processus analytique, de Anabelle Danis, Des mots pour comprendre, un article à télécharger gratuitement ici.
2– Les Nuits fauves, 1992, réalisé par Cyril Collard, avec Cyril Collard et Romane Bohringer.

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