20/05/2016

Lumières dans l’obscurité

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Avec ses habituées et ses rituels, le groupe Ecriture est bien rodé. Une semaine on écrit, une semaine on lit sa production et on se confronte aux autres. Mais le jour où Sibel, une jeune patiente schizophrène très dissociée, lit un texte touffu et incohérent, les certitudes vacillent…

Ils sont tous là, autour de la table. Pour faire droit aux règles et conventions, je dis « ils » mais les « elles » gagnent largement en nombre. Chacun est à « sa » place, bien sûr,  chacun s’est fabriqué un peu de sécurité avec ce qui revient et ne change pas ; ou encore a assuré ses propres exigences : comme Anna qui un jour a déclaré qu’il lui fallait s’installer face à la porte, pour surveiller, éviter les surprises… Ou Peter et Sabine, complices, qui jettent des regards amusés et un peu espiègles en direction de Paola dont les revendications et inévitables manifestations infantiles suscitent tour à tour agacement et tolérance un peu hautaine, quand même… Au moins, on arrive à s’en amuser avant d’être poussé à bout.
 
Un groupe Ecriture bien rodé
Ce groupe écriture se réunit le mercredi. Nous voilà donc rassemblés dans la même petite salle, avec les mêmes participants : de six à huit patients et deux « soignants » puisqu’il convient de s’étiqueter ainsi. Tables en cercle, au mur une carte IGN des alentours, la pièce est également utilisée par le groupe rando pour la préparation de ses sorties. Pas très loin, de l’autre côté du couloir, la chorale de l’hôpital de jour répète. Au programme, des chants révolutionnaires qui seront le fil conducteur du concert de fin d’année. Nous parviennent des échos du Temps des cerises. Ce jour-là, les fenêtres ouvrent-elles sur du grand bleu ou sur un capharnaüm de gris ? Je ne sais plus. Je n’ai pas souvenir non plus de la consigne de la semaine précédente, celle qui a mobilisé le groupe autour de la production individuelle de textes. Car cette fois-ci nous n’écrivons pas. Nous sommes dans « l’extimité » ou plutôt dans sa fabrique : chacun lit aux autres sa production de la semaine passée. Nous prenons le temps d’écouter, d’échanger, de se faire de la place et une place. C’est notre fonctionnement et notre cadre de travail, cette alternance écriture individuelle/lecture, écoute, échange. Ce dispositif, qui favorise les aller-retour individus-groupe, encourage à la gestation, à la retenue (le texte écrit est mis en attente dans notre coffret en attendant d’être lu, pas question de le retoucher chez soi…). Chacun doit alors différer l’envie de le lire aux autres tout en supportant également l’attente anxieuse de se livrer et d’en récolter les effets. Tout un cheminement fait de désir, de crainte, de frustration, de plaisir, de surprises.
 
« Tire-nous de là ! »
Ce jour-là, je redoute particulièrement l’instant où Sibel va nous lire sa création. D’origine turque, schizophrène, elle a investi ce groupe comme une deuxième ou troisième chance de reprendre des études, se remettre à niveau. Pourtant il n’y a eu de notre part la moindre ambiguïté quant aux finalités de cet atelier. Mais lorsqu’elle est venue pour un essai, d’emblée elle l’a travesti et investi ainsi, à moitié dans ce qui apparaît comme un déni persistant de sa maladie reconvertie en difficultés scolaires, à moitié pour se couler dans la fantasmagorie familiale. Son frère aîné demande régulièrement au cadre infirmier, aux soignants qu’il croise, qu’on la fasse travailler davantage ! Il n’en démord pas, c’est une question d’études et de remise à niveau. Que tout se passe dans un hôpital de jour ne soulève pas la moindre question. Voilà donc du travail et de l’éducation qui sont appelés de leurs vœux. Des soins… ?
Malgré ce « malentendu », comme jusque-là rien n’avait « accrochée » la jeune femme dans notre panel de médiations, nous avons accepté de l’intégrer au groupe écriture, en redoutant l’épreuve que cela pourrait représenter, et très vite, effectivement, nous avons eu confirmation que c’est bien elle la plus déconcertante dans ce qu’elle écrit. Elle le sait et elle en souffre un peu, rappel lancinant de l’échec scolaire, de l’étrangeté dans et de la langue, et surtout manifestation brute du chaos.
Sibel lit son texte. Elle reste concentrée sur sa feuille, et pourtant elle bafouille, bredouille un barbouillis de mots d’où surnagent et s’entrechoquent quelques motifs, elle risque un regard autour d’elle, et vite replonge dans son récit comme un nageur en passe de boire la tasse. Courageuse et déterminée, elle y va. Désespérée un peu aussi. Progressivement je vois autour de moi les visages qui se décomposent. Les yeux se baissent, et là, à ma droite, je surprends un échange subreptice de regards, désarroi, malaise… Et si parfois quelqu’un se tourne vers moi, c’est pour me réclamer silencieusement et désespérément une bouée : « Qu’est ce que tu vas faire de ça, toi ? Et pourquoi tu laisses faire, qu’est-ce qui te prend de la réduire et de nous exposer à ça ? Tire-la et tire-nous de là. » C’est vrai qu’il est ardu pour l’auditeur de rassembler ces phrases éparses où les mots échouent à faire apparaître une construction fiable, cohérente. A l’inverse, ils malmènent et bousculent dans un remue-ménage affolant.
Je suis balloté, largué, paumé à m’agripper à quelques signifiants qui surnagent, s’entremêlent et se disloquent, disent en pointillés du désarroi et des bouts de vie, alors que Sibel poursuit sa lecture, sourire un peu crispé quand même. Sans doute perçoit et appréhende-t-elle aussi, par la force de l’habitude et des souvenirs d’école, l’effet de noyade qu’elle produit sur l’entourage. Elle expatrie tout son chaos dans ce jaillissement de récit d’empruntée.
 
En miettes
Vient le temps de l’échange et voici l’épreuve des retours. Nous n’avons pas affaire à des brutes. La sidération provoquée par cette lecture n’est pas évoquée. On ne veut pas lui faire de peine. A quoi bon.
– Paola : « C’était bien, c’était intéressant »
– Peter : « Un peu difficile à suivre quand même »
Les limites convenues de la bienséance ne sont pas franchies, elles ne le sont d’ailleurs que très exceptionnellement. Mais le désarroi reste bien entendu palpable. Faire partie du même groupe que quelqu’un d’aussi… dissocié… ça n’est pas fait pour remonter le moral. On ne va pas tirer sur les ambulances, non, mais on serait légitimé de s’en prendre aux soignants qui, après tout, en acceptant Sibel dans la coterie lui font comme un affront.. Qu’est-ce qu’on a à voir ou à partager avec « ça » ? On flirte avec la gêne, la colère, et en filigrane la crainte de l’effondrement (Winnicott). Plus rien qui relie, qui fasse tenir et donne forme, ça part en miettes dehors et dedans et c’est totalement insupportable. Les pauvres mots politiquement corrects des retours façonnent un plâtras pathétique pour masquer les brèches, mais le mal est fait, c’est palpable, si l’explosion est contenue dans les convenances, personne ne sait plus à quoi s’en tenir ni à qui se retenir. Je nous sens, nous deux supposés être à la barre et souder l’équipage, je nous sens partir en vrille avec ce groupe en mille morceaux. Ces éclats de mots, ces bouts de visages embarrassés entr’aperçus, ces commentaires billets d’excuse à fleur d’angoisse m’encombrent jusqu’à l’éclatement de mes propres pensées. Pulvérisées.
En miettes.
 
Grains de poussière
Dans l’obscurité c’était quand, je ne sais pas, je ne sais plus, un rayon de lumière perce, et dedans, tourbillonne une infinité de lucioles tremblantes et fébriles, kaléidoscopes de graines-mondes, les si multiples et infinitésimaux atomes de poussière qui fascinent et accrochent encore l’enfant de plus de 50 ans.
Je dis à Sibel et à la galaxie-groupe : « Quelle chance on a, nous, de pouvoir partager tous ces instants de votre histoire que vous nous racontez et parfois peut-être on se sent perdus, ballotés sans fin, mais vu de loin, c’est comme la poussière dans un rayon de soleil, ça tourbillonne toujours dans un infini mouvement et enfin on s’y raccroche et s’y tient. » Enfin j’aurais aimé le dire comme ça.
Après on parle un peu. De la difficulté d’arriver dans un pays étranger, d’avoir une mère qui ne comprend pas la langue de l’école et des autres. Et puis, à fleurets mouchetés, de la maladie qui l’emmêle et s’en mêle.
Il nous importe d’en recueillir avec précaution, de ces mirages que l’on peut saisir et qui sont une autre manière d’être là, nous, et les autres. Nous avec eux. Et puis accepter, et recevoir toutes ces multi-déterminations de l’être qui surgissent et parfois effractent comme autant de murailles ou d’éclats. Et entrevoir alors comment on s’y fait. Ou pas. Et comment, alors, on peut peut-être accompagner et s’accompagner…

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N° 172 Le cadre thérapeutique
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