La vigilance d’une lionne

N° 201 - Octobre 2015
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Populaire dans le groupe des jeunes de l’hôpital de jour, Selma, 15 ans, est toujours sur le qui-vive et reste distante avec les soignants. Comment l’apprivoiser ?

Belle et farouche, Selma est une jeune fille de 15 ans que nous accueillons à l’hôpital de jour depuis un an. Elle présente des symptômes autistiques dus à une maladie génétique rare dont sont également porteurs ses frères et sœurs. À son arrivée, elle se cachait sous le bureau de la secrétaire et refusait de s’adresser aux autres. Lors des entretiens médicaux, elle répond laconiquement aux questions, se cache le visage dans les mains tout en gardant un sourire en coin comme si elle se moquait de nous.

«Les garçons sont bêtes ! »

Malgré sa méfiance et son mutisme envers les soignants, Selma a su se faire une place parmi les autres jeunes. Elle est même devenue un des leaders du petit groupe des filles. Myriam, une jeune adolescente déficitaire, la suit toute la journée, s’esclaffe quand Selma rit, se renfrogne si Selma est en colère et surtout cherche son regard en permanence lors des groupes thérapeutiques. Ismaël, 16 ans, passe du statut d’amoureux à celui de proscrit quand soudain elle ne lui permet plus de s’asseoir près d’elle. Inconsolable, le jeune homme pousse de longs gémissements de douleur… tandis que le jeune Dong, qui n’a rien demandé, se trouve alors promu amoureux officiel et se voit accorder le privilège de lui tenir la main.
L’année dernière, Selma participait au groupe randonnée que je coanime avec Michaël, éducateur. Elle se pendait à mon bras et ne le lâchait plus de tout l’aprèsmidi, s’accrochant tellement que j’étais épuisée à la fin de la journée. Souvent elle se cachait derrière moi dès que Michaël lui adressait la parole. Elle m’attrapait en poussant de petits rires perçants où se mêlaient sans doute gêne et excitation.
La présence masculine lui pose un problème et Selma, qui, par ailleurs, s’exprime très peu, clame des affirmations sans appel : « Les garçons sont sales, bêtes et dégoûtants! » Si nous essayons d’en savoir plus, elle se ferme et répète avec obstination « dégoûtants! »
Les soignantes n’ont pas plus accès à elle, mais au moins nous partageons des moments privilégiés, par exemple les sorties au hammam du groupe « éducation à la santé filles ». Là, Selma est très différente et plus désinhibée. Elle enlève le haut de son maillot, se frotte les seins, semble excitée, puis se verse de grands seaux d’eau froide sur la tête tout en arrosant avec beaucoup de plaisir ses camarades en train de se reposer. Selma a un beau corps tonique et très musclé. Il y a chez elle quelque chose de la lionne toujours en alerte et prête à se défendre. Un jour en sortant du hammam, nous sommes allées boire un thé toutes ensemble. Le serveur en s’approchant a posé sa main sur l’épaule de Selma. Elle a poussé un cri et s’est débattue pour éloigner son corps de celui du jeune homme, surpris par sa panique.

Une jeune fille attentionnée

Souvent à fleur de peau, tendue comme un arc, Selma est aussi une adolescente intelligente. Elle se débrouille assez bien en classe même si elle n’a jamais été scolarisée en milieu ordinaire. Elle déchiffre des mots et, sans savoir lire, devine des phrases complètes si certains éléments lui permettent d’analyser le contexte. Elle aime les mathématiques, peut poser des additions et les résoudre sans erreur. Elle a surtout des connaissances pratiques qui lui permettent de prendre soin des autres, comme elle le fait à la maison avec sa nombreuse fratrie. Elle aide ses petites sœurs à se laver et à s’habiller et repère dès qu’un jeune du groupe ne va pas bien. En randonnée, elle lâchait ainsi brusquement mon bras pour prendre celui d’une autre ado qui a peur des chiens. Elle l’aidait à avancer puis, le danger écarté, revenait s’accrocher à moi.
Selma nous déroute par sa manière de nous attraper et de nous fuir. Elle allie mutisme et vivacité d’esprit, elle pose sur nous des yeux brillants, scrutateurs, qui rendent encore plus étrange ce corps qui parfois se réfugie sous un bureau comme s’il n’y avait pas d’autre moyen que de se dissimuler entièrement pour échapper à l’autre. Comme si le danger était si grand qu’il fallait sauter dans le premier abri pour ne pas se faire tuer. Selma a quelque chose de sauvage dans sa manière d’être. C’est une jeune fille qui se cache ou s’agrippe comme un animal blessé et qui donne envie aux soignants de se baisser tout doucement, pour ne pas l’effrayer, tenter de la comprendre et, peut-être, de l’apprivoiser.

Virginie de Meulder, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13e .