14/10/2015

« J’en veux pas de vos drogues ! Prenez-les vous-même ! »

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Monsieur C., hospitalisé sous contrainte refuse de prendre son traitement. Comment le convaincre ? Comment éviter l’agitation ? Sans se focaliser sur les médicaments, Germaine, une infirmière expérimentée, détourne l’attention du patient pour créer d‘abord du lien et de la confiance…

Nous avançons dans le service en poussant le petit chariot en fer. C’est le rituel de la distribution des traitements, le soir peu avant 19h. Nous allons à la rencontre des patients car tous ne viennent pas spontanément vers nous. Parfois, nous partons à leur recherche quand certains préférent nous fuir.

En effet dans le service, nous accueillons des patients hospitalisés sous contrainte qui, pour quelques uns, refusent d’ingérer ces produits qu’ils pensent inutiles ou même empoisonnés.

Je ne sais pas quel est âge de ce vieux chariot mais il fait un bruit de grincement insupportable qui me donne la chair de poule, comme lorsque la fourchette glisse sur l’assiette ou la craie sur le tableau. J’ai bien essayé de graisser la roue responsable mais cela n’a eu aucun effet.

« Y en a marre des psychiatres ! »

Alerté par le bruit de notre arrivée, Monsieur C. s’est vite réfugié dans une chambre qui n’est pas la sienne. Je l’ai vu. Ce patient est hospitalisé sous contrainte et je dois lui donner ses médicaments.

Pendant que ma collègue Germaine continue de donner à chacun ses traitements, je m’avance vers la chambre où se cache Monsieur C. J’ai pris avec moi son pilulier et le petit récipient contenant son traitement buvable.

Assis sur le lit, il lit une revue et me demande avec force, sans lever les yeux, de le laisser tranquille. « J’en veux pas de vos drogues! Prenez-les vous-même s’ils sont si bons! Y en a marre des psychiatres ! » Puis il se lève brutalement, jette la revue, et sort en me bousculant presque.

Je me retrouve alors seul dans le couloir devant une chambre vide, tenant dans mes mains les comprimés et les gouttes d’un patient qui n’en veux pas.

Au loin le grincement de la roue, la craie sur le tableau et Germaine qui s’éloigne. Et moi, je suis seul et les frissons dans mon dos.

Monsieur C. est un patient qui souffre d’un trouble bipolaire. Entré pour décompensation maniaque, il est agité et refuse les soins. Il a été hospitalisé à la demande d’un tiers, un traitement important lui a été prescrit, et il doit le prendre. Deux jours auparavant, devant son refus de prendre ses médicaments et une agitation naissante, il avait reçu une injection intramusculaire et été accompagné en chambre d’isolement. C’est un patient difficile et les consignes sont claires. Monsieur C. doit prendre son traitement.

Comment faire?

Comment le convaincre ? Comment éviter l’agitation ? Comment faire respecter la prescription ? La consigne ?  Et si je n’y arrive pas ?

J’ai suivi Monsieur C. jusqu’à la salle de télévision où le brouhaha est très gênant. Il accepte que je m’approche de lui mais son regard se noircit au fur et à mesure que j’essais de le convaincre des bienfaits de ce que je lui propose.

Mes encouragements comme : « Ayez confiance, vous verrez, vous vous sentirez mieux après » ou « Prenez-le ce soir et nous en reparlerons au médecin demain » n’ont d’autre effet que de tendre encore plus la situation.

Je le sens et je ne sais plus comment m’y prendre… 

Les médicaments dans la main et mon regard suppliant dans le sien plutôt sombre, je tends secrètement l’oreille, à la recherche du grincement de craie qui annoncerait l’arrivée de Germaine.

À ce moment là, et peut-être en raison de ma propre anxiété grandissante, mon esprit s’échappe, loin, très loin… En quelques instants je me retrouve sur les vieux bancs de l’école primaire des années 80. Me reviennent les odeurs de la cire, de la poussière et des arbres dans la cour. Je revois les marelles, les ballons, les billes et les yoyos.  Et cette craie… Cette horrible craie qui à chaque grincement sur le tableau fait trembler tout mon corps. Longtemps après, je la crains encore cette craie, mais tout de suite devant les yeux en colère de Monsieur C., je la cherche comme un réconfort, un secours, une solution… Puis, sans le bruit de craie dans le chariot, comme un miracle, Germaine est arrivée.

« Laissons Christophe et ses gouttes… »

Elle propose à Monsieur C. de dîner et de revoir tout cela après. « On ne va quand même pas s’empêcher de manger, n’est-ce pas Monsieur ? Allons-y, laissons Christophe et ses gouttes et je vous emmène, on reparlera de tout cela après ! » lance-t-elle avec un large sourire bienveillant. À nouveau je me retrouve seul avec mes médicaments dans les mains.

Germaine prend délicatement Monsieur C. par le bras et l’accompagne durant tout le repas. Assise à ses côtés, ils parlent sans discontinuer, et ri parfois, même bruyamment.

Depuis le poste de soin, j’observe la scène et comprend que Germaine a absolument voulu éviter le conflit. C’est pourquoi elle n’a même pas essayé de négocier avec Monsieur C. la prise du traitement. Elle est en train de créer du lien, de la confiance. Je le suivais, elle l’emmenait. Je négociais, elle rit avec lui.

Germaine…

Après le repas elle lui fait prendre son traitement sans trop de difficulté. Elle a un doute sérieux sur la bonne prise des comprimés, pensant même que Monsieur C. est allé les cracher.  Mais cela n’inquiète pas Germaine. « Ce patient est en souffrance, il n’a pas confiance en nous… S’il ressent notre propre méfiance, notre surveillance extrême et notre insistance, comment pourra-t-il s’ouvrir à nous ? » me demande t-elle ?. « Même s’il est exalté et tendu, ce patient n’est actuellement un danger ni pour nous, ni pour lui. Il n’y a pas d’urgence absolue. Même si nous ne sommes pas sûrs qu’il ait bien pris ses médicaments ce soir, évitons le conflit et préférons travailler sa confiance pour que demain ou un autre jour il accepte de lui-même les soins… ».

Je suis troublé et ne sais plus que penser de tout cela. Mais au fond je sais que ma vieille collègue a raison. D’ailleurs, par la suite ce patient s’apaise et quelques jours plus tard il va un peu mieux et surtout, le lien est de bien meilleure qualité.

Difficile pour moi de me positionner sur ce point précis des médicaments qu’il faut absolument donner. Mais Germaine m’a questionné, interrogé comme toujours et depuis, s’il n’y a pas de danger imminent, je m’inquiète moins…

Je ne sais pas si ce patient va bien aujourd’hui.

Le vieux chariot a été changé contre un autre silencieux, sans vie. D’un silence sans craie….

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