Une odeur de chien mouillé

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A partir des hallucinations olfactives de Vito, un habitué de CATTP joueur de tarot, Virginie élabore et repense la relation de ce patient aux autres.

Ce mercredi au CATTP le groupe accueil vient de commencer et Vito se tient devant moi : « Je peux vous parler un instant Virginie s’il vous plaît ? » Je regarde autour de moi, les autres patients sont en train de jouer au Trivial Pursuit, au Scrabble ou aux échecs. Un petit groupe attend Vito pour jouer au tarot.
Vito est un jeune homme trapu, de type méditerranéen. Il vient tous les jours au CATTP pour participer à des activités. C’est un vrai latin, qui s’emporte facilement. Quand nous sortons pour aller voir des expositions, il ne supporte pas de faire la queue, déteste quand quelqu’un le touche, le pousse ou pire encore, lui passe devant. Il s’énerve vite, hausse la voix et montre le poing. Un jour, à la piscine, nous avons dû sortir de l’eau : le bassin était bondé et Vito avait l’impression que les autres nageurs faisaient exprès de lui foncer dessus, alors qu’évidemment c’était juste une question d’affluence. Vito s’approche de moi, sans s’asseoir et me dit : « Virginie, je ne sais pas quoi faire, je sens le chien. Depuis hier, j’ai une odeur de chien mouillé dans le nez et je n’arrive pas à m’en débarrasser. Ça m’énerve. »
Je le regarde étonnée : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de chien, Vito ? » Il hausse les épaules : « Je ne sais pas, je n’ai pas de chien, je n’ai jamais eu de chien. Ça m’est déjà arrivé de sentir des odeurs comme ça, que les autres ne peuvent pas sentir. Un jour, je me suis levé et je sentais partout l’eau de Cologne au chèvrefeuille que mettait ma grand-mère. Mon médecin m’a dit que c’était bien que je puisse me souvenirs des odeurs ; mais c’était l’eau de Cologne que portait ma grandmère, alors ça ne me dérangeait pas, c’était une bonne odeur. Là, un chien mouillé, ça pue !
– Vous avez essayé de cacher l’odeur ?
– Oui, j’ai mis du “sent-bon”, me dit-il avec un sourire, mais je sens quand même le chien. Le chien parfumé quoi. »

Le meilleur ami de l’homme ?

Vito prend ses médicaments et malgré cela, reste un peu délirant. Je ne sais vraiment pas quoi lui proposer pour l’aider. Il retourne à sa table de jeu. Ma collègue ergothérapeute qui s’est approchée pendant la conversation me souffle à l’oreille qu’au tarot le « chien » définit une règle importante qui consiste à former au cours de la donne un talon de carte qui permettra ensuite de mettre au point une stratégie pour le preneur. Elle me dit qu’il y a peut-être un rapport entre le chien de Vito et le tarot. Je ne connais rien aux jeux de cartes mais cette histoire me trotte dans la tête et je me mets à glaner ici et là sur Internet des renseignements sur le tarot. J’apprends ainsi qu’il existe une forme de tarot divinatoire dit « de Marseille ». On y trouve bien un chien sur une carte que l’on appelle le « Mat ». Elle représente un vagabond avec un baluchon sur le dos et un bâton dans la main en train de marcher vivement. Il est suivi de près par un chien qui a l’air de vouloir le mordre. Cette carte s’appelle aussi « le fol » ou « le fou ». Il est dit qu’elle symbolise le marginal, celui qui se tient à l’écart de la société.
J’associe du coup le vagabond, le fou et le chien. On dit que le chien est le meilleur ami de l’homme, qu’il le suit, le garde et le surveille. Peut-être que Vito a besoin de ses hallucinations pour se protéger de luimême et de toutes ces émotions, ces pensées qui débordent et qu’il n’arrive pas à contrôler. Vito me raconte souvent qu’il n’arrive pas à mettre le bon mot sur la bonne chose : « Cette table, là, dit-il, je la vois et je pense singe au lieu de table. Je n’arrive pas à contrôler ce que je pense. Les mots viennent tout seuls, sans que je puisse faire quelque chose. »
Une odeur de chien, c’est familier, connu. Comme l’odeur de la grand-mère et de son eau de Cologne.

Un territoire personnel

Pour Vito, le chien est une manière de se défendre contre les autres, d’éviter que ceux qui viennent de l’extérieur puissent faire intrusion dans son intérieur. Le chien serait donc le gardien de sa personne, de son espace et de son territoire personnel. Mais ces hallucinations sont gênantes et coûteuses pour Vito qui finit par s’isoler des autres. Ces derniers deviennent des persécuteurs comme le chien qui se met à mordre et à poursuivre le fou en l’isolant des hommes et du monde. Vito vient tous les jours au CMP et au CATTP pour éviter les morsures des chiens et apprendre à mieux vivre avec les autres. Quand il s’énerve, nous l’aidons à mettre en mot sa frustration, nous nous interposons entre lui et les autres pour faire corps et rendre les relations interpersonnelles moins agressives.
Vito ne m’a plus reparlé de ces hallucinations olfactives et je n’ai pas eu l’occasion de lui faire partager mes réflexions autour du chien et du tarot. J’ai juste remarqué sa mine dégoûtée quand quelque chose semble le contrarier, comme une exposition qui ne lui plaît pas ou un plat que nous avons cuisiné et qu’il n’a pas choisi. Je me dis que Vito a peut-être à ce moment-là dans le nez, une odeur de chien mouillé.

Virginie Jardel, Infirmière, CMP-CATTP Mathurin-Régnier, secteur 14, Paris (75)