09/06/2017

Le cosmonaute en pyjama bleu

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Face à ce patient à l'isolement depuis 59 jours, un infirmier s’interroge sur la distance entre les recommandations de la HAS et les conditions pratiques de certaines hospitalisations. L’expédition de Thomas Pesquet dans l’espace l'entraine dans une réflexion sur les différentes formes d’isolement et les conditions humaines.

« This is ground control to Major Tom …» (1).

Après 197 jours dans l’espace, Thomas Pesquet est redescendu de la Station spatiale internationale où le 17 novembre 2016 il nous avait embarqués, tels ses compagnons d’odyssée. Cliché après cliché, la terre s’est incrustée dans nos yeux comme s’ils étaient rivés derrière un très long télescope. De notre planète on a vu :
– ses veines, artères, cicatrices, ossements, flocons duveteux, gommettes et pastilles de verts dégradés, assemblées en mosaïques, les plus claires et les plus foncées toutes mélangées. On a vu
– les villes et leur quadrillage fin de cahier d’écolier, resserrées et adossées à la courbure des fleuves, traversées et scindées de lentes reptations obscures et liquides. On les a vues tisser dès le soir leurs faisceaux de lumière, coudre les fils incandescents et perlés des grandes avenues. On a vu
–  autour peu à peu pousser des flaques de noir épaisses comme une boue froide raclée depuis le tréfonds des volcans éteints. On a vu
– des nervures, des limbes iridescentes comme sur des feuilles gigantesques, des palettes de couleurs écrasées au couteau. On a vu
– des vagues de bleu et des gouttelettes d’îles au milieu. On a vu
– le sable, ses tablettes d’argile, les glyphes d’un calame (roseau taillé en pointe dont on se sert pour l’écriture) géant pour décompter le temps.

Enfermé dans une capsule terrestre

Quant à vous, depuis 59 jours exactement enfermé dans votre capsule terrestre, vous voilà devenu cosmonaute vieillissant et blafard, chauve et rabougri. Votre bedaine, très ordinaire, écarte les pans de votre veste bleue déboutonnée. Vous, le gnome colérique et votre esquisse de barbe filandreuse, êtes là, solitaire, assis ou allongé sur le lit scellé (votre station de jour et station de nuit). Vous voilà en apesanteur de vie, tour à tour éveillé puis endormi. La climatisation chuinte tout bas, décroche ses pétales de frais métallique. Sur l’oreiller blanc une petite tâche humide fleurit juste à côté de votre bouche. Des hommes et des femmes en blanc passent dans le couloir. Dans votre cube de carreaux gris et verts, occulté par une lourde porte blindée blanche, vous ne bougez pas.
« Bon alors, racontez moi un peu, comment allez-vous et qu’est-ce que vous faites pour occuper le temps?
– Rien. 
– Et le matelas que vous avez mis sur le sol aujourd’hui, vous pouvez me dire pourquoi vous avez fait ça ? Pourquoi c’est mieux de coucher par terre ? Pourquoi c’est mieux pour vous ? »

Silence.
« J’ai pas d’idée. »

« Ground Control to Major Tom
Your circuit’s dead, there’s something wrong
Can you hear me, Major Tom?… »

Sur les écrans de contrôle de l’espace bureautisé tombent les instructions de l’Haute auorité de santé :
– Isolement, bonnes pratiques, et listes check-up. (Pas plus de 48 heures en apesanteur fermée, surtout pas plus, ou alors c’est exceptionnel !)
– Marche à suivre reconnaissable à ses uniformes protocolaires. (Son allure guindée te regarde de haut te prendra en défaut… S’il le faut !)
Reçus aussi les contrôleurs de la liberté, leurs questions affairées et leurs rapports circonstanciés : « Et qu’est ce que vous ferez si jamais ils s’accouplent, s’ils s’ébattent ? Car vous ne pouvez pas l’interdire. C’est leur liberté ! Et pourquoi vous ne leur mettez pas dans chaque chambre une télé divertissante comme dans les cliniques, et pourquoi en effectif minimum il n’y aurait pas toujours quelqu’un qui sait les occuper et pourquoi vous ne proposez pas un programme d’activités avec un tableau où chacun s’inscrirait pour la journée et pourquoi… »

Alors les soignants pensent : et ceux ou celles qui se font abuser ? Celles ou ceux qui couchent ou fellationnent pour un paquet de clopes ? Ceux ou celles qui sont séduits et pas si consentants ? Mais ceux ou celles qui restent des mois hospitalisés… et l’institution qui s’affole, s’agite, et se scandalise dès que déboulent la sexualité et ses pulsions ? Mais le défaut de surveillance ? Mais de quoi, de qui, pourquoi et pourquoi pas ? Et ceux qui ne pourraient pas payer la télé ? Et ceux qui en profiteraient pour s’étrangler ou se prendre avec les fils électriques ? Et ceux qui te les balanceraient à la figure, les télés, les feraient voler en éclats contre les murs ? Et ceux qui ne sortiraient jamais la tête de derrière leurs écrans…? Et les effectifs minimums il savent vraiment ce que c’est…? Et les discussions et les prescriptions pour penser, digérer, évaluer les activités ? Et ceux qu’il faut toujours aller chercher, encourager ? Et ceux que le groupe menace et qui font tout éclater. Et les médiations therapeutiques, qui ont presque toutes cessé pour cause de planning percé, de maladie longue durée, de fatigue pour découragement, démotivation, imprévu en raison de congés maternité non remplacés, pour assurer la pérennité des soins versus la paternité des bambins. Pour cause d’austérité et de dette à cesser de creuser.

Ces mots qui t’abrutissent…

Les soignants dans leurs blouses blanches essaient de parler parfois encore mais on les rassure : « Il suffit seulement de s’organiser. »

Placardées partout sur les murs sont apparues les mauvaises bonnes manières, le faux bien se parler et toutes ses répliques encadrées plastifiées affichées. Elles font de l’œil, récitent à l’oreille un monde qui n’existe pas, le repeignent au faire-semblant, alignent les jolis mots codés du respect bienveillant que l’on se doit. A chacun elles intiment : toi, surtout tient ta langue étroitement serrée dans ton poing et le poing au chaud profond dans ta poche. Elles te dictent la parole devenue étrangère, les mots comme des briques entre toi et toi et entre toi et tous les autres. Les mots qui te bétonnent intrus à toi, les mots qui désertent l’insu de toi et te laissent en friche. Les mots qui t’abrutissent d’indifférence, décolorent ta rage – poncent ta douleur – érodent ta fatigue – calfeutrent tes enthousiasmes et tes incompréhensions. Les mots pour noyer tes doutes et tes peurs – les mots pour ensevelir la vie, les mots goutte à goutte et leur anesthésie de tous et de toi… les mots inaltérables sous les cadres en plexiglass. Les mots insectes épinglés sous verre. Reconnaissance, écoute, respect, attitude positive, équilibre travail et vie privée, dialogue, partage, bien être, les mots bien alignés agitent leurs précieuses et précises mandibules grignotent les têtes et ne racontent plus jamais ce que tu vis là.

Mais vous le cosmonaute en pyjama bleu, qu’est ce qui vous a pris de vous inventer une histoire de monstre ou de dresseur de femmes ? Vous vous êtes déclaré sanglier sauvage – bête en rut au sexe indomptable. On vous a vu qui n’écoutiez plus rien, rouge de rage à crier votre histoire d’invincible, on vous a vu allongé par terre terrassé de quel malaise ? On vous a vu vous remplir d’eau, combler quel vide, habiller quelle tension quelle explosion quelle déchirure ? On a vu votre poing jaillir sur celle qui inquiète se penchait sur vous. On s’est redit vos coups imprévisibles, l’infirmière que vous aviez failli étrangler, votre absence totale de crainte, on s’est souvenu de vos précédents séjours en Unités pour malades difficiles (UMD). Voilà que le répit n’aura pas longtemps duré,… ça y est, tout encore à recommencer. On a décrété votre mise en capsule en attendant dans pas très longtemps la mutation en UMD.

« Am I sitting in a tin can
Far above the world

Planet Earth is blue
And there’s nothing I can do… »

59 jours bien pesés ont si vite passé. En grand respect du protocole et des renouvellements d’indication. On se regarde parfois un peu gênés de cette habitude de rien dans laquelle vous vous êtes installé. On pense à peine maltraitance et quel sens, sans trop oser nommer, avant d’oublier. Où êtes-vous et où sommes nous ?

« Can you hear me, Major Tom
Planet Earth is blue
And there’s nothing I can do… »

1– David Bowie : Space Oddity