19/06/2017

HP Blues

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Évoquant des moments difficiles dans le service, et des soignants poussés à bout, Jacques, infirmier, pointe le fossé existant entre certaines réalités du soin et les protocoles rigides des autorités…

La vie n’est pas une, limpide, univoque, aplatie et réduite comme l’imaginent si souvent les protocoles – recettes et discours convenus du soin s’ils sont tenus pour vérités absolues. Ces quelques images viennent dire par où l’on passe et appellent à raconter la vie par petits bouts, façon kaléïdoscope.

A quoi sert une théorie du soin ?…

Année 2000. Dans cette salle miteuse on se retrouve entassés. Étudiants du DESS de psychologie, nous écoutons un psychanalyste réputé de la Société Psychanalytique de Paris. Il lance : « Savez-vous à quoi sert aussi une théorie du soin et de la pathologie mentale ? » Silence embarrassé. Pieds qui raclent le sol. « Et bien ça permet de continuer de s’occuper de personnes que sinon, à la longue, on trouverait plutôt insupportables ». Affirmation radicale. Rappel que mots et représentations glanés et élaborés au contact des patients alimentent le plaisir de rester vivant psychiquement. Sauf cette érotisation du travail de penser et ces « rêveries » diraient Bion, ceux qui s’adonnent au soin « psy » risquent fort de s’enliser dans un marasme mortifère. Ou de se barricader derrière des manifestations de rejet. Tenir. Parfois à bout de bras. Loin au bout des bras.

« Ceux que nous aimons … »

Après la prise de son traitement, Pierre est venu dans le bureau infirmier. Il m’a demandé si ce soir on « ferait la tisane. » Aujourd’hui il est en veine de paroles. C’est rare. Plus souvent il explose de rage et d’insultes quand tout ne va pas comme il veut. Quelques heures après, il annule tout, ne se souvient de rien, vient cependant s’excuser suite à un rappel à l’ordre prononcé ailleurs. J’ai ainsi précisé l’avant-veille : « Quand même, s’excuser si rien ne change, si tout recommence de la même manière jour après jour, ça va vous jouer de sales tours dans vos relations. Il se pourrait également que ça explique un peu votre présence ici. »

Maintenant il parle abondamment, pâle, en me fixant, le débit verbal précipité, emporté dans son flot de paroles comme une feuille morte virevolte au fil du ruisseau. Il me raconte un personnage qu’il admire ; il voudrait construire une grande famille comme lui. Il trace dans l’air une grande tablée entourée d’enfants et de petits enfants. Il rêve de cette généalogie imposante, « quand [j’]’aurai 80 ans ! ». Il décrit cet homme qui n’est pas son père, qui lui a appris à bricoler, « et des fois  je suis sûr, qu’il me laissait faire, même s’il savait que je m’y prenais mal, mais il attendait, me laissait essayer à ma façon, puis alors si ça n’allait pas il intervenait. ». Pierre précise que gamin il était toujours très excité, et que c’est la femme de cet homme qui le punissait. Qu’il le fallait. Je note intérieurement que ses images sont bien clivées et me demande à quelle excitation le voilà abonné. J’entends encore qu’il pense s’être rendu malade de travail pour faire vivre sa toute jeune famille et ressembler à ce modèle idéal inaccessible. Je le vois qui s’anime en me décrivant ses propres savoir-faire, ses trucs de métier, cherchant à me prouver qu’il a bien grandi. Je me dis qu’il veut se sentir aimable et aimé, que je sers sans doute ici d’écran relai transférentiel pour revitaliser cet homme maintenant décédé, toujours « présent dans son cœur ». Il est sûr qu’il le retrouvera. Je confirme que nous sommes nombreux à ressentir ça : ceux que nous aimons font partie de nous tant que nous les gardons vivants dans nos corps et nos pensées. Il se lève et me serre la main avant d’aller se coucher. Une poignée ferme. Comme s’il me quittait avec un viatique de mots dits et partagés, un bagage solide pour s’endormir tranquillement.

« J’en peux plus, je supporte plus »

« J’en peux plus, je supporte plus. » Elle a dit ça cette collègue inconnue, dans un pauvre sourire de dépit, tournée vers le mur carrelé de la chambre d’isolement. Elle ne s’adresse à personne, ne regarde précisément aucun d’entre nous accourus ici, après ce coup de téléphone reçu en début de soirée.

 « Renfort à C. » Pour tout message, ces quelques vocables laconiques ont déclenché la marche à allure forcée pour se précipiter vers ce service à l’autre bout de l’hôpital. Maintenant la patiente d’une cinquantaine d’années hurle et ordonne après avoir recraché par terre le comprimé. On lui a dit : « Vous pouvez prendre le cachet ou bien ce sera une injection ». Alors elle a crié qu’elle ne prendrait rien, rien du tout. L’infirmière a bien essayé auparavant de lui demander ce qui lui était passé par la tête quand elle a voulu mettre le feu à l’entrée du service.  Elle s’est faite insulter : « Tu ne comprends jamais rien sale connasse ! », puis est venue l’histoire délirante de quelqu’un – un duc ou un archevêque qui devait intervenir et sauver une Madame de… de quelque chose. Du beau monde. Elle a rajouté que l’autre en blanc là debout à côté du lit c’est son fils. Il est élégant — black et beau — elle est en rage — blême et tendue de défi. Dévide ses histoires. Elle enchaîne les ordres : allez me chercher ça — laissez-moi — met des plombes à défaire ses lacets – nous tient comme elle peut en haleine et en respect. Elle jette ses invectives, veut conserver son pouvoir malgré tout, surtout ne pas donner l’air de capituler. Personne ne réagit, sauf par de petits sourires entendus. Visiblement elle n’impressionne pas. La scène se rejoue certainement depuis des années, par tranches successives d’hospitalisation, en vagues de furie suivies d’interventions ponctuelles, toujours à effet très limité. L’injection vient d’être réalisée sans même qu’il ait fallu la maintenir sur son lit, notre présence, soignants d’H.P. blouses blanches rassemblées autour du lit, a suffi. La voilà ensevelie sous la couverture bleu – foncé. Nous sortons lentement et en silence de cette répétition et de cette routine. Il y a juste eu cet aveu d’épuisement, ce visage d’une collègue aux yeux baissés et au sourire défait, tout entière tournée vers le mur. Il y a simplement eu ce filet de mots sans destinataire et peut-être même à son insu, immédiatement après le sale connasse : « J’en peux plus, je supporte plus. »

Tisser de l'humanité

Tous ces mots qui nous échappent, ces aveux de découragement comme d’enthousiasme, ou encore de peur, s’il nous revenait d’en dresser ensemble l’inventaire, les poser devant nous sur la table, s’il convenait de les considérer comme s’ils relevaient d’un étrange pays, en terre à moitié inconnue, pas trop visitée ? Si on se demandait enfin, pour mieux travailler et respirer, tiens qu’est ce qui m’est arrivé, par quoi ai-je été traversé, qu’est ce que j’ai vécu ? Penchés alors sur nos petits bouts de vie, nos minuscules bribes d’existence, on pourrait sauver tous ces fragments de nous en voie de disparition, tremblants comme des oiseaux tombés du nid. On pourrait peut-être retrouver nos haussements d’épaules désabusés, nos têtes penchées, nos soupirs épuisés. On pourrait également regarder nos humaines mauvaises pensées, celles où on règle les comptes, avec les patients, les collègues, le boulot. On pourrait examiner ces rires qui nous prennent pour foutre dehors la lassitude ou la fatigue, nos « à quoi bon tout ça », cette répétition poussiéreuse, et peut-être alors réveiller à travers ce fatras un regard qui rêverait un peu. Au milieu des décombres une façon nouvelle de se découvrir attentif aux silences et aux mots, sentir soudain une main tendue, un peu plus ferme, un peu plus là. On pourrait se risquer à une présence renouvelée pour dire bonjour ou au-revoir, bonne nuit, je penserai à toi tu verras ça ira, on traversera ça ensemble, on s’y épaulera. Ou, ne t’en fais pas, on a tissé comme on a pu de l’humanité, ça nous fera tenir un peu plus longtemps, un peu plus loin, même si la lassitude est tout près, si la nuit commence à peine, et si d’autres heures troublées suivront. On élèverait un instant au-dessus de ce trou d’ombre ou de cris un fanal de mots et d’attentions précieuses, on prendrait le temps de se voir et de se reconnaître fragiles, éprouvés, femmes et hommes malgré tout toujours accordés et désirants, et ça suffirait peut-être bien à nous prolonger un peu.

Nos heures d’H.P. blues sont si dures venues, avec leurs étendues d’essoufflement et de crispations protocolaires. En ces temps de suicides ignorés où la rêverie et la vie s’escamotent derrière l’efficacité gestionnaire, derrière les vérités proclamées scientifiques, nos pauvres heures lentes d’ordinaire, de joie ou de misère, il n’est que nous pour ensemble les ranimer, que nous pour ensemble les habiter.