07/11/2024

Savoir-faire ou savoir-être ?

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Avec le système de certification Qualiopi, l’organisation de la formation professionnelle est entrée dans un mode de surveillance et d’évaluation qui risque de compromettre sa créativité, dénonce le psychologue Jean Cassanas. Il pointe combien, dans les métiers du soin psychique, « enseigner » la relation thérapeutique requiert l’inventivité et l’engagement des formateurs/cliniciens. L’originalité de la formation survivra–t-elle à cette dérive « normative » ? Un article à télécharger gratuitement.

Dans son livre sur le procès d’Eichmann (1), Hanna Arendt évoque comment ce bureaucrate qui n’était pas spécialement antisémite, a pu mettre en œuvre une rhétorique logistique et comptable qui, une fois adoptée, l’a éloigné de toute conscience des terribles conséquences de son action. Elle précise que c’est le propre des systèmes totalitaires de ne pas avoir besoin d’hommes assoiffés de sang pour produire le pire…

Je partirai de l’hypothèse que l’évolution de nos sociétés intègre de plus en plus ce risque lorsqu’elles développent de multiples systèmes de contrôle des individus qui la composent. Le point de départ de mon raisonnement concerne la façon dont les états occidentaux ont, sous prétexte de « modernisation », choisi d’utiliser depuis la fin des années 1990, de nouvelles méthodes de gestion publique qualifiées par certains sociologues de « barbarie douce » (2). De quoi s’agit-il ?

La nouvelle gestion publique

Cette nouvelle gestion publique a eu pour effet d’augmenter sensiblement la pression psychologique sur toute personne en situation de travail. Elle s’est d’abord développée dans les entreprises privées puis les entreprises publiques et enfin depuis 10 ans dans le secteur non marchand comme les hôpitaux, les administrations, les collectivités locales, les institutions éducatives ou sociales. On en mesure maintenant les conséquences sur la santé mentale au travail : dépressions, sentiment de harcèlement, hyperactivité, épuisement professionnel, tentatives de suicide sur le lieu de travail… Le vocabulaire sous-jacent à l’emploi de ces méthodes par les cadres dirigeants de toutes ces institutions est toujours le même : projet opérationnel, visibilité, gestion, audit, employabilité, responsabilité, évaluation des compétences, contrat. Comme le dit Jean-Pierre Legoff : « À la contrainte externe (pour celui qui travaille), se substitue une tentative d’intériorisation des contraintes et des normes (…) Chaque salarié est placé devant une situation contradictoire, profondément déstabilisatrice : il est sommé d’être autonome mais doit se conformer à des normes strictes de performance ; il est censé décider en toute autonomie en même temps qu’on lui fait savoir qu’il n’a guère le choix » (3).

Ainsi, les compétences deviennent des normes présentées comme des objectifs que le sujet doit atteindre s’il veut s’adapter aux évolutions et garder son emploi. On ne sera donc pas surpris de constater que : « en référence aux sciences cognitives, l’intelligence est considérée comme un mécanisme de traitement de l’information dont le fonctionnement et le perfectionnement sont affaires de spécialistes » (4). Dans ce monde déshumanisé, « évaluer consiste à mesurer l’écart par rapport à l’objectif grâce à un certain nombre d’indicateurs qui permettent de quantifier le degré de performance atteint » (5).

• Pour lire la suite : Savoir-faire ou savoir-être ?, Jean Cassanas, psychologue


1 – Hanna ARENDT (1953) : Eichmann à Jerusalem. Rapport sur la banalité du mal, Folio histoire.
2 – Jean Pierre LE GOFF (2003) : La barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Ed. la découverte.
3 – Ibid p 22
4 – Ibid p 34
5 – Ibid p 35

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