Compétence ou compétition ?

N° 276 - Mars 2023
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La compétence est une puissance constituée d’aptitudes hétérogènes, et qui doit échapper à la double tyrannie de la performance et de l’autorité.

La compétence consiste à pou- voir accomplir une tâche, c’est-à-dire transformer un état initial vers un état final souhaité. L’étymologie de cum-petere, « convenir » l’indique : par son action transformatrice, la compétence fait convenir le monde à nos désirs. Mais contrairement à l’instinct, qui s’ajuste au besoin immédiat, la compétence répond à des demandes sociales par des savoirs hiérarchisés qui décident pour une grande part du destin social des individus. Ce qui explique que, de la crèche bilingue à la classe prépa, l’école soit un haut lieu de compétition. La compétence n’est donc pas seulement un contenu cognitif, mais aussi un contenant social. Pas seulement un savoir universel mais un pouvoir classant. Comment com- prendre cette ambivalence ?

Une puissance multidimensionnelle

Le mythe de Prométhée illustre l’opposition entre l’instinct et l’intelligence : à la création du monde, les animaux se voient affecter des armes leur permettant de sur- vivre (griffes, crocs, carapace…), mais il ne reste plus rien pour l’homme, qui vient en dernier. Il demeure nu et sans pouvoir particulier. Prométhée veut réparer cette injustice en lui procurant le feu, synonyme d’intelligence, qu’il a dérobé aux dieux. Naturellement inférieurs aux animaux, les êtres humains disposent ainsi de la compétence des compétences.
Les compétences, qui sont infinies, doivent commencer par s’acquérir, des matières scolaires aux champs professionnels et jusqu’aux qualifications pratiques, dans une logique d’entonnoir. La compétence n’est donc pas une somme de savoirs figés, mais un spectre dynamique de connaissances allant du plus général au plus particulier. Bergson compare ainsi l’intelligence à un cône inversé dont la base serait « la totalité des souvenirs accumulés dans la mémoire » et le sommet la « pointe

mobile » de l’action par laquelle l’en- semble des souvenirs, en fonction de leur utilité, s’inséreraient dans le réel (1). Fondée sur le savoir, la compétence est aussi un pouvoir. En effet, « la compétence technique est à la compétence sociale ce que la capacité de parler est au droit à la parole, à la fois une condition d’exercice et un effet. (…) Le statut scolaire ou l’identité sexuelle s’imposent à l’individu marqué, ainsi sommé d’être à la hauteur de sa définition sociale, aussi bien qu’aux autres, qui attendent de lui qu’il réalise son essence (…) Seuls ceux à qui il appartient de posséder la compétence peuvent réellement l’acquérir et seuls ceux qui sont habilités à la posséder se sentent en devoir de l’acquérir.» L’apprentissage n’est pas un processus neutre: il est déterminé par une identité sociale, dont il justifie la perpétuation. C’est la «reproduction sociale». Et les compétences sont à leur tour hiérarchisées, les compétences « dures », financières, juridiques ou d’ingénierie ayant par exemple tendance à être placées au-dessus des compétences « molles » orientées vers le social, l’humain, le foyer.

Placée entre ces deux pôles de la vérité et de la société, la compétence est une puissance multidimensionnelle où se mêlent technique, expérience, coopération, intelligence émotionnelle et sociale. Loin d’être figée, elle est « un résultat fragile et dynamique, objet d’une négociation invisible entre acteurs variés » (3). Elle est avant tout qualitative, dès l’embauche: on évalue une personnalité et un potentiel, au-delà de connaissances techniques faciles à vérifier et dont, de toute façon, une intelligence artificielle pourra aussi bien faire preuve.

Dans une situation donnée, la «clairvoyance normative » ou le « sentiment d’auto-efficacité» d’un individu seront déterminants (4). C’est ce que forma- lisent les « nouveaux managements » en insistant sur la créativité, l’autonomie, la

transversalité, contrairement aux anciens modèles industriels plus rigides où le travail était segmenté et catégorisé (5). Ainsi, quand Socrate dit qu’« il sait qu’il ne sait rien » (6), sa contradiction n’est qu’apparente, car il parle de deux savoirs différents, l’un dont le périmètre, aussi large soit-il, n’est rien comparé à l’infinité du monde. L’autre sans forme précise, qui vise cette disproportion même, cette « in-convenance » du monde à nos cadres de pensée, qui permet de ne pas s’y laisser enfermer.

Quelque chose de créatif…

Ainsi, définie comme savoir complet, la compétence semble désigner une puissance autonome qui fonctionnerait toute seule, sur le mode algorithmique. Mais la définir comme habilitation à penser – comme on dit d’un tribunal qu’il est compétent pour traiter telle affaire – c’est risquer de la soustraire à la réflexivité cri- tique. Elle doit donc échapper à la double tyrannie de la performance et de l’autorité. C’est pourquoi la « vraie » compétence a toujours quelque chose de créatif et d’incalculable. « Il est utile d’avoir des idées d’ensemble, même fausses. Car une vue d’ensemble ressemblera toujours plus à une vérité d’ensemble qu’une vision de détail. » (7)

Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie

1– Bergson, H.: Matière et mémoire, Félix Alcan, 1963, p. 182 et suivantes.
2– Bourdieu, P. : La distinction, Seuil, 1979, p. 479.
3– Defélix, C. : “Définir et reconnaître les compétences des salariés dans les organisations: la négociation invisible”, Négociations, 2005, p. 7-20.

4– Coulet, J.-C.: “La notion de compétence: un modèle pour décrire, évaluer et développer les compétences”, Le travail humain, vol. 74, p. 1-30, 2011.
5– Boltanski, L., Chapiello, E.: Le nouvel esprit du capita- lisme, Tel, Gallimard, 2011, 1re partie.

6– Platon : Apologie de Socrate, Livre de Poche, 1997, 21d. 7– Claudel, P. : Journal, Pléiade, t. 1, 1968, p. 165.