Depuis les années 1950, la notion d’autonomie du patient a émergé et le médecin s’est trouvé « rétrogradé »
au rôle de prescripteur. Comment sortir d’une opposition usager-soignant, peu propice au partenariat ?
« La médecine c’est ingrat. Quand on se fait honorer par les riches, on a l’air d’un larbin ; par les pauvres on a tout du voleur. » (1) Quand Céline se plaint ainsi de l’image du médecin, il projette sur la société une opposition interne à la médecine elle-même, entre une fonction technique, qui obéit à la maladie, et une fonction humaine, qui commande au patient. Le médecin doit en effet répondre au double impératif « rationnel » de guérir une pathologie et « émotionnel » de soigner une personne.
Or, ces deux rôles du cure et du care, du « médical » et du « parental » (2), peuvent conduire aux excès symétriques de la servilité et du paternalisme. S’ils se combinent toujours dans l’exercice de la médecine, ces deux rôles n’en sont pas moins différents. Historiquement, ils se sont succédé, de la médecine traditionnelle suppléant ses lacunes par son autorité, à la médecine moderne dont l’efficacité peut être l’objet, inversement, d’exigences exorbitantes. On est ainsi passé d’un extrême à l’autre, d’une médecine potentiellement abusive à une médecine potentiellement instrumentalisée, de malades infantilisés à des clients intraitables. Comment trouver un équilibre ?
LES MOUVEMENTS DE L’HISTOIRE
Le médecin a longtemps détenu, avec le prêtre, un ascendant sur les populations, et cela d’autant plus que ses compétences réelles étaient discutables (3). Cette autorité était fondée sur la capacité à interpréter des signes, signes symptomatiques dans le malade, signes religieux dans la nature, révélant les dévoiements de l’un ou les desseins de l’autre. Ainsi, au Moyen Âge, « lorsque l’hôpital était un hôtel-dieu (…), l’hospitalité asilaire ne distinguait pas les dimensions sociales, sanitaires et religieuses. (…) Salut et santé étaient associés dans la figure de la sainteté au point que le commandement divin tenait lieu ou du moins conditionnait l’ordonnance médicale. » (4) Porté par la double compétence de réparation et de divination, le médecin jouissait ainsi d’une position de surplomb qui lui permettait de connaître le bien du malade mieux que lui-même.
Or cette logique apostolique (5), loin d’avoir disparu, semble s’être aujourd’hui laïcisée : « la médecine est entraînée, par les conditions sociales de son intervention, à traiter le vivant humain comme une matière à laquelle des normes anonymes, jugées supérieures aux normes individuelles spontanées, peuvent être imposées » (6). Et pourtant, suite aux progrès technico-scientifiques mais surtout au traumatisme des expérimentations nazies de la Seconde Guerre mondiale, la doctrine médicale a donné priorité à l’autonomie des patients qui devinrent, avec l’accroissement du niveau général d’éducation, les acteurs éclairés de leur propre santé. En 2002, la loi Kouchner (7) affirme ainsi qu’« aucun traitement médical ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne ». Ce nouveau principe a cependant pu conduire à une dérive inverse à la première, évinçant le médecin de l’autogestion sanitaire des individus, structurée autour de l’auto-diagnostic, des forums de discussion, de la quantification de soi, de l’e-santé et bientôt de l’intelligence artificielle. Le médecin se trouve rétrogradé au rang d’auxiliaire prescripteur, mais pourtant responsable en dernier recours dans une société de plus en plus juridiciarisée. Paradoxe d’une autonomie à la limite de la désorientation, qui peut se vouer aux médecines douces et à l’automédication voire aux gourous, et rejeter en bloc l’institution médicale comme en ont récemment témoigné les « antivaccins ». C’est que la notion d’autonomie contient une idéologie qui survalorise la mesure et l’intellect au détriment de l’affect et des valeurs. Ainsi, pour Corinne Pelluchon, « l’utilisation de la notion d’autonomie comme “dignitomètre” et le primat de la connaissance vont souvent de pair », et c’est précisément dans cette dynamique volontariste et utilitariste que « nous sommes passés du droit à être libres de toute ingérence de l’État au droit de vivre comme nous le désirons, puis au droit d’exiger de la société qu’elle fournisse à l’individu les moyens de satisfaire tous ses désirs et qu’elle élimine tout risque » (8). C’est pourquoi le médecin est considéré comme devant être à la fois prescripteur, pourvoyeur et protecteur.
ÊTRE EN RELATION
D’où la nécessité de dépasser l’opposition entre « un malade qui voit le médecin comme un juge moral, et un médecin qui voit le malade comme un accusateur potentiel » (9). Côté patient, en remplaçant l’idée d’autonomie par celle de pacte de soin, où l’obéissance est choisie plutôt que subie. Côté soignant, en réintégrant le médecin à la communauté soignante (parents, psychologues, infirmiers, assistants sociaux…), communauté qui est la meilleure garantie contre cette « suprématie des médecins qui favorise la maltraitance » (10). C’est ainsi qu’on peut penser le traitement et le soin comme les deux faces d’une même pièce, que Frédéric Worms nomme « relation » et qui précède les individualités (2).
Guillaume Von Der Weid,
Professeur de philosophie
1– Céline, L.-F. : Voyage au bout de la nuit, Folio, 1972.
2– Worms, F. : Les deux concepts du soin, vie médecine, relations morales, janvier 2006.
3– Olmer, F. : « La médecine dans l’Antiquité », Société et représentations, 2009.
4– Pierron, J.-P. : « Une nouvelle figure du patient ? », Science sociale et santé, 2007/2, vol. 25, pp. 43-66.
5– Balint, M. : Le médecin, son malade et la maladie, Revue française de sociologie, 1961.
6– Canguilhem, G. : « Thérapeutique, expérimentation, responsabilité », Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, 1959, p. 383-391.
7– Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.
8– Pelluchon, C : L’autonomie brisée, PUF, 2009.
9– Sicard, D. : « Le patient et le médecin », Semaines sociales de France, Bayard, 2002, p. 122.
10– Winckler, M. : Les brutes en blanc, Flammarion, 2016.