Un premier pas décisif…

N° 260 - Septembre 2021
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Après deux « crises », Lucio, 25 ans, parvient enfin à consulter dans une structure d’évaluation précoce, de diagnostic et d’orientation.

Infirmière Nineteen* depuis juillet 2021, j’accueille pour un premier entretien Lucio, un grand et beau jeune homme brésilien de 25 ans. Décoiffé, visage émacié, il a les ongles vernis et les oreilles percées. Souriant et expressif, il parle avec les mains, laissant parfois tomber sa tête et s’affalant sur le bureau quand son histoire lui semble trop lourde à porter. Très loquace, il répond cependant à mes questions sur ses antécédents psychiatriques du bout des lèvres. Il a subi deux « crises traumatiques psychotiques » et veut comprendre ce qui s’est passé, et surtout, faire en sorte que ça ne se reproduise pas.

« Je voyais des têtes coupées…  »

Pour Lucio, tout aurait commencé quand il avait 21 ans, après une rupture amoureuse.

« C’était comme un trou noir. Je me suis retrouvé à la rue, j’étais ivre en permanence, je buvais de l’alcool pour calmer mes douleurs, précise-t-il en grimaçant.
– Quelles douleurs ?
– Oh j’avais des migraines à me cogner toute la journée la tête contre les murs pendant 6 mois, je perdais mes cheveux, j’avais des plaques d’eczéma partout, je pensais que j’allais mourir, vous comprenez… Et puis il y avait aussi, non, vous allez me prendre pour un fou si je vous raconte ça… »

L’air interrogateur, je lui rappelle avec bienveillance que nous avons besoin d’un maximum d’informations, même si cela peut être difficile à raconter.

« Bon, les migraines, ce n’était pas juste des maux de tête. Dès que je fermais les yeux, je sentais des insectes qui grouillaient dans ma tête, j’avais les neurones qui se nécrosaient, comme broyés par une centrifugeuse en train de brûler. (Il se frappe subitement la poitrine) ça brûlait là, au niveau du diaphragme, je sentais la décomposition de mon organisme. »

Il s’écroule sur le bureau, soutenant son crâne avec ses deux mains.

« Et puis les cauchemars, je voyais des têtes coupées, des araignées et surtout les voix dans ma tête, c’est comme si… tout mon cerveau était parasité par un fragment de phrase qui se répétait, sans fin…
– Et comment vous avez fait pour supporter tout ça ?
– Je… je ne sais pas. Je n’en parlais pas comme ça, au début je pensais que tout ça c’était vrai, je ne savais pas que c’était seulement dans ma tête, et petit à petit j’ai compris. C’était horrible, j’avais envie de sauter du 10e étage. J’ai aussi commencé à suivre une discipline pour ne pas que ça recommence, je courais 10 km chaque jour, je prenais des bains glacés tous les matins pour me calmer et m’anesthésier, ensuite je faisais de la méditation pendant 2 heures pour contrôler mes pensées et pour éviter les idées noires.
– Et après cette première crise ?
– Je ne sais plus, c’est difficile et flou pour moi mais je crois que j’ai eu une période euphorique où je prenais de l’alcool, et d’autres drogues, je pouvais passer 5 jours sans dormir. Vous savez, je suis un artiste, un créateur, même si maintenant j’ai l’impression de ne plus avoir un spectre d’émotions assez large pour sentir l’envie de créer.
– Vous n’avez jamais vu de psychiatre auparavant ?
– Si, à 23 ans, quand j’ai fait ma deuxième crise, j’ai eu si peur que je suis allé voir le psychologue de la fac, il m’a conseillé d’aller consulter à l’hôpital mais je n’ai pas pu entrer, j’étais juste devant la porte mais j’ai fait demi-tour… ».

Extérioriser

L’entretien d’accueil dure presque 2 heures, Lucio a besoin d’extérioriser toute cette souffrance, qu’il a du mal à traduire avec des mots, malgré son intelligence. C’est son corps, ses mimiques, ses gestes qui parlent. Toute sa tristesse a repris le dessus ces derniers mois. Il « tient » grâce à son hygiène de vie, donne des cours, poursuit ses études de cinéma mais se sent vide, anesthésié, n’éprouve plus d’envie, de plaisir, et n’a plus de relation amoureuse.

Je lui explique comment nous allons l’aider. Il verra la psychiatre la semaine prochaine pour une évaluation médicale, un diagnostic, et la mise en place d’un traitement. Après notre prise en charge, forcément ponctuelle (mais à durée variable), nous l’orienterons vers des soins ambulatoires, souvent le Centre médico-psychologique (CMP). Surtout, je l’encourage et le rassure : pousser la porte de notre structure est un premier pas décisif, sans doute un des plus difficiles…

Virginie De Meulder
Infirmière, Consultation Nineteen, GHU Paris psychiatrie et neurosciences.

* Ouverte fin 2020, Nineteen est une structure d’évaluation précoce, de diagnostic et d’orientation du GHU Paris psychiatrie et neurosciences, destinée aux jeunes de 16 à 25 ans résidant dans le 19e arrondissement de Paris et présentant des difficultés psychiques (symptômes anxieux, dépressifs, d’exaltation ou délirants) ayant un impact sur leur scolarité, activité professionnelle ou sur leur vie sociale.