24/06/2021

Comment aider Lucien « à être » ?

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« Il y a des résidents que je vois ponctuellement, d’autres très régulièrement. Lucien appartient à la seconde catégorie. Depuis son arrivée à l’EHPAD, je m’organise pour le voir toutes les semaines, lors d’un véritable entretien, ou au moins prendre de ses nouvelles pendant 5 ou 10 minutes, et l’accompagner en salle de restauration ensuite. Simplement qu’il sache que je suis là… » Dans ce nouveau « portrait clinique », Claire Lormeau, psychologue, nous invite à la rencontre.

« Il importe à un haut degré qu[‘il] n’ait aucun motif de penser qu’on se soit débarrassé de lui, qu’il soit devenu un objet de répulsion et de honte ; il importe également qu’il n’ait pas lieu de se croire un prisonnier, un être mis à part de l’humanité. » (Marandon de Montyel, p. 26, cité par Joseph, 2011)1.

Lucien naît à Paris dans les années 1930, d’une mère alors âgée de 16 ans. Il connaît peu son père, tué au début de la seconde guerre mondiale. C’est donc sa mère qui s’occupe de lui et de sa sœur, tant bien que mal. Elle se remarie après-guerre, et leur donne une demi-sœur. Lucien effectue des études de menuiserie, puis se marie dans les années 1950. De l’union avec son épouse naissent 3 enfants, 1 garçon et 2 filles, dont une décède il y a quelques années. La vie professionnelle de Lucien est marquée de persévérance : bien que n’ayant pas poursuivi d’études lors de sa jeunesse, il obtient un concours d’ingénieur et effectue ensuite toute sa carrière comme directeur de services municipaux. Il conserve une vie calme en famille, et une importante stimulation intellectuelle après la retraite.

Lucien fait partie des rares personnes qui font la demande de résider en EHPAD. Il est admis dans notre structure en suites d’hospitalisation courant 2020. Il présente depuis l’an passé d’importants troubles cognitifs et comportementaux. C’est d’ailleurs un délire de persécution, se soldant par une tentative d’auto-mutilation, qui le mène à l’hôpital. Le diagnostic est celui d’une décompensation psychotique, ainsi que d’une atrophie frontale accompagnée de désinhibition. À ses troubles psychiatriques s’ajoutent une grande faiblesse musculaire, en lien avec diverses pathologies somatiques.

« Quand le moindre geste est du soin, son interruption peut être bouleversante, dramatique. Quand le moindre geste est aussi du langage, une parole adressée, sa disparition est une forme de maltraitance, une manière brutale de se détourner. » (Sorman, 2021, p.58)2.

Lors de nos premiers entretiens, Lucien me frappe par sa lenteur, d’élocution et de mobilisation. Il se fige dès que les émotions affleurent. Il présente d’ailleurs peu d’expression émotionnelle et corporelle. De même, son discours et sa pensée sont peu fluides. Comme si Lucien vivait au ralenti, sous l’eau. Replié sur lui-même et peu loquace en dehors de nos entretiens, il présente d’importantes difficultés de concentration, et un barrage de la pensée. Il consigne dans un petit carnet, qu’il prépare soigneusement en consacrant une page par jour, les détails de ce qui a constitué sa journée. Ce carnet et nos échanges dénotent son besoin d’organisation, de contrôle, de structuration. Lucien montre un grand besoin d’être contenu, dans quelque chose qui l’accueille. Peu à peu, les choses prennent sens dans cette blessure d’enfant : Lucien a terriblement manqué de la tendresse de sa mère.

« S. Freud, dans Le Malaise dans la culture (1929), avait déjà assimilé la maison à un substitut du ventre maternel » (Ferreira, 20033).

Dès notre premier entretien, Lucien affirme son souhait d’avoir un suivi régulier. Il rumine beaucoup, et nourrit une culpabilité importante au sujet de certains faits de son histoire de vie. Peu à peu, malgré son aphasie et ses troubles discursifs, il livre les souvenirs qui le hantent. Impossible pour Lucien de ne pas se sentir responsable, coupable. Il n’y a pourtant, pour moi, pas de quoi. Simplement des erreurs, humaines, que nous faisons tous. J’essaye de lui expliquer comment la dépression génère des sentiments de culpabilité. Dans les faits, pas de quoi comparaître au tribunal !

Lors de la phase d’adaptation à l’établissement, qu’il a bien identifié comme étant un lieu « définitif, vers la fin où nous allons tous », il évoque la honte qu’il a de lui, de son corps. Il se compare aux autres résidents afin de relativiser. Ses yeux coulent, je lui propose un mouchoir. Il m’explique qu’un mouchoir n’est pas pour les yeux mais pour se moucher. Alors peut-être qu’il sera pour ses larmes, peut-être un « larmoir » ? Lucien enchaîne, « larmoir, fermoir », c’est peut-être quand on se ferme, quand le cœur se ferme et que l’on fuit… Suit la métaphore d’une chandelle qui peut s’éteindre brusquement. J’y met en valeur la lumière, sa vie. Mais la flamme de la lampe à pétrole salit le verre qui la protège.

Souvent, Lucien colle à ses images. Le réel et son vécu fusionnent, son langage est souvent métaphorique. Avec lui, tout me paraît « au pied de la lettre ». Bien peu de mots nous sont nécessaires pour évoquer ce qui traverse Lucien. J’ai parfois l’impression d’un homme nu, mais sans exhibition, et même, paradoxalement, d’une grande pudeur. Tout affleure à la surface, il n’y a rien à faire qu’à écouter, observer. Il y a comme une perméabilité entre le vécu de Lucien et le réel. J’utilise ses ponts métaphoriques pour l’emmener sur des chemins plus apaisants. Cette perméabilité s’exprime souvent au travers de ses larmes qui coulent sans que les émotions ne soient convoquées dans ses mots ou l’expression de son visage.

« Les patients sont privés de leur famille, de leurs amis, de leur conjoint, nous sommes les derniers à pouvoir leur donner de l’affection. Si nous refusons de les aimer ils en crèveront. […] Avec les patients c’est la même chose, il nous revient de les maintenir en vie. » (ibid, p.72).

Son épouse et son fils, qui viennent le voir régulièrement, lui offrent une tablette, notamment pour y regarder des photos des siens. Pour Lucien, elle est « trop lourde ». C’est un poids trop important pour ses mains, faibles. « Le corps semble plus sensible depuis l’apparition de la maladie ou plus exactement l’écoute du corps est plus précise, plus fine. Le patient prend conscience de ses limites au fur et à mesure des contraintes que lui impose le manque de force musculaire ou l’essoufflement, il apprend, notamment à reconnaître la symptomatologie » (Lecordier, 20094). Mais, pas un mot de plus : je peux lire dans ses yeux combien la masse de souvenirs habitant les images qu’elle contient est aussi trop pesante pour lui.

« Les descendants constitueraient alors le tiers dialectisant dans le reflet du miroir. Mais là encore, l’appauvrissement de la sphère sociale et familiale réduit la dialectisation à son expression la plus infime, voire mène à sa disparition. Le positionnement du personnel soignant en institution devient alors primordial dans ce renvoi du miroir puisqu’il vient pallier le tiers défaillant et relancer le désir » (Kafoa, 20125).

Lucien évoque d’ailleurs ses proches qui lui rendent visite et parlent de lui en sa présence. Il est l’objet de leur visite et sujet de leurs échanges, mais lui, me dit-il, qui est- il ? « Un nourrisson de 90 ans ? Un handicapé, un malade, un enfant ? ». Il est vrai que Lucien a besoin d’aide tout au long de la journée pour les transferts et les soins d’hygiène. Il ne souhaite pas que sa famille s’occupe de lui pour ce type de soins, et c’est ce qui a motivé son installation dans l’établissement. Ses évocations me permettent de sentir combien il semble par ailleurs avoir eu besoin de temps pour s’habituer à ces soins et aux personnes qui les procurent.

Paradoxalement, alors qu’une partie de lui travaille à les mettre à distance afin de conserver sa dignité, une autre est en demande d’humanité, qui s’exprime dans une attente non formulée de contact physique et de paroles n’ayant pas trait qu’aux soins : une main sur l’épaule, un échange sur un sujet neutre semblent d’une importance vitale. Lucien ne se sent pas contenu, sauf avec quelques rares soignants, lorsque les échanges lui permettre d’être, en tant que personne.

« L’émiettement d’un tout qui préexistait rend l’unification du corps de plus en plus difficile. Face à ce Moi Hideur6, le sujet tend à développer une position dépréciative, voire dépressive. Le processus d’identification à l’autre où le langage contribue à donner au sujet sa place, est remis en cause, et se pose alors la question de qui fait tiers dans les miroirs de l’âge. Le regard de la mère d’autrefois n’est plus là pour unifier, par son désir et son regard, le Moi du sujet. Dans quelle mesure les équipes de soin peuvent-elles être un substitut de ce regard perdu ? » (Kafoa, 2012).

Comment être, comment exister au contact de l’autre ? Contact non pas uniquement en tant que présence, mais physique. Les échanges avec Lucien continuent et continueront. Comme avec de nombreuses personnes en institution, j’ai appris pour lui l’importance d’une main qu’il va serrer, et d’un long échange de regards, yeux dans les yeux, pour faire passer tout ce qui peut se passer des mots. Lucien incarne ce besoin d’être en lien qui nous anime. Et même si l’on se doit de garder nos distances, de soignants à patients, j’ai tendance à croire que, si l’on y est ouvert, les humains, eux, se rencontrent toujours malgré tout.

Claire Lormeau, psychologue.

Crédit photo Didier Carluccio

  1. Joseph, L. (2011). À l’écoute de la singularité familiale. Santé Mentale, N°159, Juin 2011, Lucien. 22-27.
  2. Sorman, J. (2021). À la folie. Flammarion, 280p.
  3. Ferreira, É. & Zawieja, P. (2012). Un « chez-soi » en ehpad ?. Cliniques, 2(2), 164-179.
  4. Lecordier, D. (2009). Le corps : concept ethnosociologique mobilisé dans le soin. Recherche en soins infirmiers, 3(3), 32-35.
  5. Kafoa, N. & Roumilhac, V. (2012). Renoncement ou renaissance du Soi du sujet âgé ?. Cliniques, 2(2), 180-194.
  6. Notion développée par J. Messy (2002) in Messy, J. (2002), La personne âgée n’existe pas. Approche psychanalytique de la vieillesse. Paris : Payot.