Le handicap social

N° 242 - Novembre 2019
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Notre société « inclusive » reste souvent une prétention hypocrite qui fait porter aux personnes handicapées les mêmes attentes d’adaptation qu’aux autres. Les trois dimensions du handicap permettent de mieux le penser.

L’inclusion du handicap est une exigence paradoxale, car elle combine deux nécessités contradictoires de normalisation et d’inclusivité, normalisation qui peut conduire à aggraver un handicap que l’inclusivité veut faire disparaître. Or, entre ces deux pôles de la norme excluante et de l’intégration, c’est plutôt le premier qui l’a emporté jusqu’ici. Bien souvent en effet, l’inclusion reste une prétention hypocrite qui, sous couvert d’intégration des personnes handicapées, leur fait en réalité porter les mêmes attentes d’adaptation et de productivité que le reste de la société. Si l’on veut donc aujourd’hui favoriser l’inclusion et contraindre la norme à composer avec plutôt que s’imposer à la diversité des profils, on doit s’intéresser à la conception du handicap qui préside à leur vision respective.

Les dimensions du handicap

Le handicap est une chose complexe, relative, plurielle, dont on peut esquisser trois grandes dimensions : biologique, sociale et morale. Et c’est précisément la confusion de ces dimensions qui conduit l’inclusion à réduire la place de l’individu dans la société, plutôt que celle du handicap dans la vie de l’individu.
Le biologique. Première couche du handicap, incontestable, souvent tangible, la diminution ou la privation d’une capacité corporelle. Elle peut être sensitive (par exemple cécité), motrice (paralysie) ou psychique (schizophrénie). C’est cette dimension concrète que la physiologie tente de décrire, la médecine de soigner et la technoscience de réparer. Ce n’est toutefois pas nécessairement la plus pertinente pour agir, dans la mesure où le handicap désigne précisément une impuissance à restaurer entièrement le corps dans ses capacités originelles. Plus encore, le handicap n’existe pas tout seul, comme une maladie, mais au sein d’interactions avec un environnement de part en part normalisé. Ne pouvant se changer soi-même, il faudrait donc changer le monde. Le handicap est-il si peu philosophe ?
• Le social. Notre monde n’est pas seulement une réalité matérielle dont notre physiologie serait le miroir physiologique, charge à l’un de s’adapter à l’autre, mais un monde social dont la réalité est au moins aussi conventionnelle que physique, fondé sur un mode de fonctionnement, une histoire, une forme d’inertie qui habilite les habitudes et dissuade les discussions. C’est au sein de ce tissu de pratiques et d’agencements rigides que le handicap apparaît, autant par la déficience physiologique en quoi il consiste initialement, que par l’impuissance à se couler dans des attendus sociaux qui en augmentent l’impact. C’est donc moins l’inadaptation d’un corps au monde naturel qu’une inadéquation entre deux rigidités, celle du handicap et celle du monde social. Aussi la dimension sociale estelle celle où le travail de rapprochement entre le handicap et son environnement peut être le plus efficace, par des dispositifs matériels, mais aussi des panneaux faciles à lire pour tous, des aides scolaires, des postes adaptés en entreprise où un handicap pourra dans certains cas devenir un atout… C’est le cas de certaines formes d’autisme qui accroissent l’habileté à manipuler les chiffres, le handicap-atout n’étant pas sans rappeler nos vertus qui ne sont « que des vices déguisés » (La Rochefoucauld, 1). L’inclusion travaille ainsi sur la jonction entre les ressources individuelles et l’utilité sociale, que peu de choses suffisent souvent à articuler, dans une optique d’humanité et d’équité, mais aussi d’efficacité économique puisque l’exclusion, du fait même de l’intensification des normes, peut être plus coûteuse que l’inclusion.
• La morale. La dimension sociale serait contre-productive si elle ne s’accompagnait d’un travail sur les mentalités. Car spontanément, le handicap est moins considéré comme une anomalie spécifique que globale, une infériorité quasi ontologique, comme s’il manquait quelque chose de décisif à une personne handicapée pour être pleinement humaine. Et comme tout jugement de fait cache toujours un jugement de droit, c’est-à-dire moral, les handicapés sont finalement non pas matériellement déficients, mais globalement inadéquats, soit par défaut (handicapé incapable qu’il faut aider), soit par excès (handicapé anormal qu’il faut écarter). Aussi charité et exclusion sont-elles l’envers et l’endroit d’une même pièce, consistant à partir des attendus sociaux pour évaluer les individus. Dans une société charpentée par la compétition et la recherche de performance, la caractérisation des personnes tend au manichéisme, comme dans une embauche ou un concours : soit vous êtes performant (et retenu) soit vous ne l’êtes pas (et recalé). Or assistance et inclusion ne font en un sens que maintenir le handicap dans une sphère négative qui nous renvoie aux coûts d’ajustement plutôt qu’aux potentiels de coopération, raison pour laquelle certains lui préfèrent la notion d’accompagnement et d’autonomie.

Favoriser l'empowerment

Si les déficiences physiques ou psychiques appellent donc bien une adaptation concrète de la société, elle ne saurait dispenser d’un travail sur les mentalités, en amont, pour que l’inclusion fasse une vraie place au handicap et change en même temps notre regard sur lui, pour que cette place favorise l’empowerment de personnes capables plutôt que l’assistance de personnes parasites.

Guillaume Von Der Weid, Professeur de philosophie

1– La Rochefoucauld (François de), Exergue des Maximes et réflexions morales, 1678