09/12/2016

« Si tu m’avais vu avant, Jacques… »

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Mohammed, un ancien cuisinier, est miné par un alcoolisme qui l'a isolé et éloigné de sa famille. Hospitalisé une nouvelle fois,il confie sa souffrance d'homme et de père à Jacques, un infirmier, qui écoute ses mots d'un soir avec attention et bienveillance…

« Tu vois Jacques les ailes du corbeau, elles recouvrent ma poitrine, touche ici, tu les sens ? Elles m’empêchent parfois de respirer. Il surgit souvent le soir, quand je suis penché à la fenêtre, je vois le goudron, le parking en bas qui attend ; il me donne envie de sauter pour que tout s’arrête, ou bien alors me lancer, comme un caillou que tu jettes loin dans le ciel. Mais je pense à la dernière, elle a 7 ans, elle va à l’école. Alors je recule, je ferme la fenêtre, je prends la bouteille, au goulot direct.

Je passe les soirées et les week-end à boire quand le centre est fermé. Je mange presque plus, ça me dégoûte, juste une brique de soupe. Je reste allongé sur le lit. Je sors juste pour acheter l’alcool, les cigarettes, combien de bouteilles ? Je sais pas Jacques je sais pas. Et puis il y a aussi la grande en Italie, elle fait des études à l’université, elle va venir me voir mais elle a écrit que si je continue comme ça elle viendra pas. Moi je suis foutu maintenant, je peux plus travailler. Si tu m’avais vu avant Jacques, j’étais chef, plus de 100 couverts, en trois services, un sacré boulot, des responsabilités, et les commandes c’était moi aussi. Pas intérêt de me tromper, on finissait très tard, bien plus de minuit et après fallait tout ranger, tout préparer. La plonge, balayer, dresser les tables. Le premier restaurant en Italie avec l’associé on a dû le vendre. C’est obligé il voulait pas ouvrir le soir, pourtant les restaurants ça se remplit quand si c’est pas ouvert le soir ? C’est là que ça marche le mieux, sinon c’est pas la peine ! Après à Lyon j’ai « pris » la tuberculose, mais avant je travaillais toujours, le patron était jamais content. Il disait faut aller plus vite, il aimait pas quand les clients traînaient à table, il donnait la note, fallait remettre des couverts, tout de suite.

Je voulais m’en occuper de ma femme et des enfants, mais elle comprenait pas, je sais je bois trop, c’est une tentation pour les cuisiniers, il y a toujours de l’alcool tout près. Pourquoi elle est partie ? Pourquoi elle m’a fait ça de partir avec la petite ? La grande elle fait des grandes études, oui c’est bien, je suis fier, tu penses ça, que j’y suis bien un peu pour quelque chose, que je peux être fier de moi, tu le crois vraiment ? Ça me fait plaisir que tu dises ça Jacques, c’est vrai.

Le fils lui il fait rien, toujours il me demande de l’argent, mais j’en ai plus de l’argent, avec l’AAH (1) il me reste rien quand j’ai payé le loyer et pour manger. Oui je sais il est grand, il faut qu’il apprenne à se débrouiller, mais c’est quoi un père qui peut pas aider ses enfants ? J’ai honte quand il demande et que je dis que j’ai pas assez. L’autre jour je lui ai donné 20 euros parce qu’il arrêtait pas d’insister. Je voulais pas, je lui disais : « regarde tu vois bien qu’il y a rien ici, qu’est ce que tu attends pour travailler, tu es jeune, moi je suis usé, je suis fatigué, je suis malade », et lui il a crié que si je buvais pas autant, si je fumais moins, j’en aurais de l’argent ; et que je lui donnais jamais rien, que je pensais qu’à moi !

« Je veux pas qu’elle ait honte… »

 Un soir je suis rentré j’avais trop bu et on s’est disputés, je lui ai dit : « pourquoi tu me respectes pas ? » J’étais énervé alors je l’ai poussée, elle a cogné la tête contre le mur, elle a glissé, elle est tombée, j’avais pas fait exprès c’est arrivé comme ça, j’avais trop bu. C’est après qu’elle a voulu me quitter. J’avais honte mais elle me respectait pas ; mais quand même j’ai honte,  un homme ça bat pas une femme. Je voudrais qu’elle revienne avec la petite. La grande, j’économise pour lui envoyer de l’argent, elle va venir d’Italie. C’est là qu’on s’est mariés, oui elle est italienne ma femme. Je veux pas qu’elle ait honte de son père, je lui donnerai des sous quand elle sera là. Des fois j’ai la petite pour le week-end alors je fais attention, j’achète pas de whisky, juste de la bière et du café, je fais des dessins avec elle. Elle dort dans la chambre, je lui mets un matelas à côté du lit. Je voudrais qu’elle aille à l’école coranique, qu’elle apprenne à lire et à parler l’arabe. Mais je veux pas qu’elle joue dans le coin, il y a trop de gens qui cherchent des histoires.

Je sors pas dans ce quartier sauf pour acheter de l’alcool et de quoi manger ; et j’ai aussi un copain, il vient me voir dès fois. On parle beaucoup, toute la soirée. Quand je viens à l’hôpital c’est lui qui s’occupe du chat. Cette fois il l’a pris chez lui. C’est le chat de la petite mais quand elle est partie ma femme a pas voulu l’emmener, alors je l’ai gardé. C’est bien de te parler Jacques. Avec le docteur elle a pas le temps, elle demande toujours : « alors comment ça va le traitement ? » Moi je dis ça va parce que si je dis que ça va pas elle veut me faire rentrer à l’hôpital et moi j’aime pas, à cause du chat et aussi la petite qui vient parfois le week-end. Un mois que je l’ai pas vue maintenant, c’est long tu sais un mois ».

Fragments de vie

Mohammed est grand et amaigri, les épaules encore larges. Un bel homme, au port majestueux, maintenant soufflé, miné, sapé de l’intérieur ; la chair comme désagrégée, radicalement décapée, réduite à une mince feuille de peau blêmie, tendue jusqu’à maintenant racler les os. Sous ses yeux foncés tout ce noir et celui en réplique des joues en creux, ce soir piquetées de gris. Il bouge à peine, assis sur cette chaise métallique et dure dans la petite salle d’attente aux murs blanc-cassé. Son visage s’anime pourtant quand il égrène bouts d’images et fragments de vie, changeant comme ces paysages de montagne transformés au passage des nuages, tour à tour ensevelis de pénombre ou bien inondés de lumières vives et scintillantes, trempés de couleurs.

« C’est un travail que j’ai toujours aimé tu sais, cuisinier, comme mon père. Il m’emmenait dans le restaurant à Tunis, je regardais. Il m’expliquait, quand il allait bien, quand il avait pas les Djins dans la tête qui commandaient. Alors on appelait sa sœur, elle venait disait les mots, faisait les entailles sur le front, lui il était penché sur la bassine d’eau fumante, le sang coulait pour les faire sortir. Ma mère elle nous laissait dans la rue ; quand j’étais gosse je faisais le porteur d’eau, dans la médina et surtout au stade les jours de match. Les gens m’appelaient, ils buvaient et dès fois ils payaient pas. Ils m’appelaient, par ici petit, viens, oui regarde donc, mais dépêche-toi enfin, par ici, puis ils buvaient, riaient et me chassaient : allez va-t’en, arrête donc de mendier ! Va-t’en ! Aussi je vendais des fleurs au cimetière, je me mettais à l’entrée avec les bouquets, des fois un plus grand arrivait et il prenait tout l’argent. »

Tu m’embarques Mohammed, tu sais comme personne feuilleter devant moi les pages de ton livre d’images et tu les fais danser frêles et fragiles comme une enfance pétrie de chaleur de détresse et de solitude puis tituber assombries et boiteuses dans ma tête devenue poisseuse et lourde.

« Oui j’y suis allé pour l’enterrement de l’oncle. Quand ? À peu près deux mois, je crois c’est ça. Toute la famille, j’ai vu tout le monde et aussi ma sœur aînée. Ma mère, je l’ai aperçue d’abord derrière une fenêtre, de loin, quand je me suis approché d’elle je savais que je trouverai pas les mots et en même temps je regrettais. Elle m’a pas vu arriver. Ils m’ont demandé comment ça allait et les nouvelles de la France. J’ai dit que ça allait mais Nadia elle a bien vu, elle a compris, depuis que je suis petit elle devine toujours tout Nadia. Un soir elle m’a dit que je devais arrêter de boire : tu dois te soigner Mohammed, tu as vu comme tu es maigre et ta femme, et les enfants ? J’ai attendu dans l’avion pour pleurer ou bien c’était le soir là-bas quand tout le monde dormait. Mais ça va mieux maintenant Jacques, ça va mieux, le docteur dit que je vais sortir bientôt, je vais pouvoir rentrer. C’était bien de parler avec toi, je vais me coucher maintenant, je suis fatigué, je vais dormir, demain peut-être quand je la vois, elle me laissera rentrer chez moi. C’est long tu sais, un mois. »

1– AAH : allocation adulte handicapé