07/11/2016

Cet homme n’a rien d’un dangereux psychopathe…

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Christophe, un jeune infirmier, doit prendre en charge un détenu hospitalisé. Cette confrontation le terrifie et le renvoie à l’image du dangereux psychopathe… Pourtant rapidement la peur fait place à l’empathie.

Il a plu toute la nuit. Toutes les nuits et les jours d’avant. Sans discontinuer, depuis une semaine, sans fin, la pluie, toujours la pluie. D’ordinaire, j’aime beaucoup la pluie, apaisante et poétique, mais là c’en est trop. Elle se glisse partout, sous ma porte, sous mes tuiles, dans mes rêves, dans mes pores, le long de tout mon dos, dans chacun de mes pas, dans toutes mes pensées. Désormais, elle m’envahit, me noit.

Ce matin-là,  je suis frigorifié. Après le départ de l’équipe de nuit, je reste quelques instants blotti contre le vieux radiateur, dans l’espoir vain d’un réchauffement. Les patients des urgences m’attendent, mais je ne peux plus bouger, écrasé par cette pluie qui semble me poursuivre jusque dans le poste de soin. À cause d’elle, tout semble sombre autour de moi et en moi.

Pourtant, je dois m’y résoudre et ne plus croire au miracle, le travail m’attend. Dans un effort conséquent, je m’avance avec crainte. Car un des patients que je vais devoir prendre en charge m’inquiète plus particulièrement. Ce n’est pas la raison de son admission dans le service qui me préoccupe le plus, c’est son statut. Ce patient est un prisonnier.

Au loin, dans les couloirs, j’entends quelques cris, des portes qui claquent, des gémissements, des chariots qui roulent. Et parfois le silence. Sombre. Froid.

Je n’ai jamais vu de patient détenu

Deux policiers sont assis devant l’entrée de sa chambre. Le premier lit une revue, le deuxième regarde d’un air absent les allées et venues des infirmières dans le couloir. En passant, je distingue, par la porte entrouverte, le brancard sur lequel attend sans bruit mon patient menotté.

Terrifié à l’idée d’entrer seul dans sa chambre, je repousse la rencontre en allant d’abord voir d’autres patients. Malheureusement, la plupart de mes entretiens avec ces derniers sont parasités par l’image effrayante des menottes accrochées aux barrières du lit qui revient en boucle dans mon esprit. Est-ce la pluie ? Le froid ? La peur ? Je perds pied devant cette situation nouvelle. Je demande donc à ma vieille collègue Germaine de bien vouloir m’accompagner. Heureusement, cette femme fabuleuse accepte.

Le jour se lève, la pluie tombe toujours, mais comme un chaud rayon de lumière, Germaine me rejoint. À l’approche de la chambre de notre inquiétant patient, j’ouvre mon calepin, feint de le lire et griffonne quelques hiéroglyphes pour me donner une contenance. Le policier qui lit s’interrompt pour nous saluer mais le deuxième ne lève pas les yeux vers nous et reste mutique, ce qui me déstabilise encore plus. Désormais, en plus de trembler de froid et de peur, je bégaye…

Après avoir bredouillé une sorte de “Bonjour Monsieur” que personne n’a pu comprendre, je m’assieds honteux et confus près de ma collègue, et du lit pour faire connaissance avec Monsieur G. L’homme doit avoir une quarantaine d’années et ne ressemble en rien à l’idée que je me fais des prisonniers. Il n’a pas de tatouage, ni de crâne rasé, pas de cicatrice sur le visage non plus. Son nez n’est pas cassé, et comble de tout, il porte de belles lunettes et une alliance. En nous voyant nous installer, il nous adresse un large sourire derrière lequel nous percevons une tristesse certaine.

Ma collègue entame la discussion et parle avec la douceur que je lui connais. Je me sens un peu mieux, mais je ne parviens pas à me laisser aller complètement, car mon regard n’a de cesse d’être attiré par ses poignets menottés.

L’image du psychopathe…

À cet instant, je repense curieusement au Silence des agneaux. Ce film des années 1990 met face à face Jodie Foster, jeune agent du FBI, et Anthony Hopkins, dans le rôle d’Hannibal Lecter, dangereux psychopathe. Elle enquête sur de mystérieuses disparitions de jeunes femmes, et lui l’aide à sa façon. Leur relation ambiguë et oppressante m’avait marqué, car l’héroïne, manipulée et fascinée par cet homme, se livre avec émotion sur sa vie privée. À l’époque, alors adolescent, j’avais été terrifié par la puissance de cet homme d’une grande violence, capable de percer les mystères de la pensée de chacun, et qu’il avait fallu museler par un masque en cuir et attacher lors de chaque déplacement. Est-ce de cela dont j’ai peur face à mon inoffensif patient ? Qu’est-ce que je crains donc ? Tout cela est fou…

De plus, je me souviens aussi, non sans frissonner, de cette histoire vécue par l’héroïne dans son enfance (qui donne son titre au film). Jeune fille orpheline, elle avait été placée chez un oncle dans une ferme où elle entendait la nuit hurler les agneaux avant qu’ils ne soient abattus, puis le silence après leur mort. Une nuit, elle avait tenté de sauver l’un d’eux, en vain. Depuis, elle était hantée par ces hurlements…

Un psychopathe, des cris, le silence… Oui, tout cela est fou… J’en tremble encore.

Je suis touché…

Puis, soudain, un long silence m’extrait de mes pensées. Germaine ne parle plus, et Monsieur G., silencieux lui aussi, regarde derrière nous, par la fenêtre dans un doux silence.

C’est la première fois depuis plus de dix ans que je vois un arc-en-ciel sans barreaux…” dit-il avec beaucoup d’émotion dans la voix.

Stupéfait, je me retourne. Cette journée est décidément étonnante. Des policiers, des agneaux, et la pluie qui s’arrête, un rayon de soleil enfin, et un immense arc-en-ciel. Comme un miracle que je n’osais plus attendre.

Par la suite, notre entretien est plus apaisé. La peur et la méfiance me quittent et je suis touché par Monsieur G. qui nous raconte sa souffrance, son épuisement après tant d’années de prison, la maladie de son épouse qu’il ne peut soutenir à distance et sa tentative de suicide, la veille. Je ne connais pas le motif de son incarcération, mais cet homme n’a rien d’un psychopathe dangereux. J’ai en face de moi un homme usé par le temps, les épreuves, la vie et qui a besoin d’aide pour tenir encore quelques mois ou années avant de pouvoir retrouver les siens.

J’ai eu tort d’avoir peur. J’ai eu tort de le faire attendre. Monsieur G. mérite mon attention, et mon empathie. Peu importe son passé judiciaire, peu importe le cri des agneaux.

Plus tard, Germaine me dit la même chose, avant d’ajouter que certains détenus parfois, pour aller mieux, ont besoin d’un coup de main, d’une considération sans jugement. Que nous devons laisser les jugements à la justice, que notre rôle est de prendre soin.

Germaine encore une fois a raison, mes peurs, mes représentations, mes certitudes m’ont empêché, retenu, perdu.

Je ne sais pas ce qu’est devenu Monsieur G., peut-être est-il sorti de prison.

J’aime toujours la pluie, mais davantage encore quand naît l’arc-en-ciel.