20/12/2016

Un travail de fourmis…

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Le bip de Christophe, l'infirmier, sonne : il doit intervenir de toute urgence dans une unité voisine. Que va-t-il y trouver ? Comment être utile dans ces moments-là ? Arrivé sur les lieux, peinant à comprendre ce qui se passe et devant le climat d'effervescence, il se prend à rêver de fourmis travailleuses…

Lentement, comme dans un film au ralenti, je le vois tomber… Incapable et immobile, je regarde le petit comprimé rebondir, puis rouler jusque sous la grande armoire, dans un endroit inaccessible. J’aurais pu réagir, me précipiter et tendre le bras d’un geste vif avant que l’objet ne disparaisse sous mes yeux mais mon esprit médusé en a décidé autrement, préférant le repos. Et bien-sûr ce petit comprimé est le dernier dans la pharmacie… Me voici avec le choix de passer de longues minutes à déranger les unités voisines qui pourraient peut-être me dépanner ou faire fi de toutes les règles d’hygiène en allant rapidement et discrètement le chercher dans la poussière. Choix cornélien.

Mais si mon cerveau a cruellement manqué de réactivité quelques instants plus tôt, il ne réfléchit pas longtemps devant ce dilemme et m’envoie honteusement fouiller sous l’armoire.

À quatre pattes, dans un équilibre improbable, je tente de m’étirer au maximum pour rattraper l’objet perdu qui s’est perdu tout au fond, loin, dans un espace qui ne doit pas mesurer plus de quinze centimètres de hauteur. Mais alors que je touche au but (et au comprimé), le dispositif de sécurité retentit soudain dans ma poche. De son bip-bip terrifiant, il sonne l’alarme, crie l’urgence, dans un autre service de l’hôpital.

C’est le chaos !

J’abandonne ma quête et court vers l’inconnu pour aider mes collègues en difficulté. Sur le chemin, entre deux grandes foulées, je m’interroge. Qu’est-ce que je vais trouver sur place? Quelle agitation m’attend ? Quelle catastrophe ?

Ces sirènes m’angoissent. Depuis toujours. Car nous intervenons alors dans des situations de crise dont nous ne connaissons rien. Les patients des autres pavillons nous sont étrangers, tout comme leurs problématiques. Je dois bien avouer que secrètement j’espére toujours arriver en retard, une fois la crise passée. Mais pour l’heure, je cours, le plus vite possible. Sans me soucier de mon crâne douloureux qui a violemment heurté la porte de la grosse armoire au déclenchement de l’alarme…

Puis, le chaos.

Une fenêtre du réfectoire est cassée, des tables sont renversées, des chaises pliées. Des patients et des soignants courent en tous sens. Des cris. De l’eau par terre, et du café peut-être, ou du sang, je ne sais pas. J’entrevois des regards désemparés. Plus loin, un échange animé, une bagarre ?

Et soudain, en moi, la peur. Qu’est-ce que je fais ici? Je suis figé et impuissant. Qui est qui? Qui fait quoi? Que dois-je faire? J’hésite. Des collègues ramassent les chaises, ferment des portes, accompagnent des patients terrifiés, téléphonent, s’interpellent, s’agitent. Je ne sais ni que faire, ni où aller, et je donnerais n’importe quoi pour être ailleurs à cet instant précis. Alors, sans vraiment m’en rendre compte, dans ma désarmante et angoissante solitude au milieu du désordre, mon esprit s’évade…

Communication et cohésion

Je plonge des années en arrière. Je marche dans la forêt, avec un grand bâton de bois comme tous les petits garçons en ont toujours dans les forêts, une perche pour fouiller, une canne pour explorer ou une épée pour se défendre des indiens ou des brigands. C’est alors que mon chemin croise celui de colonnes de fourmis… Fabuleuses fourmis, par centaines ou par milliers… Je les suis jusqu’à leur fourmilière puis les observe des heures durant, revenant jour après jour. Elles ont fasciné l’enfant que j’étais. Bien plus tard, j’ai vu un reportage au cours duquel un serpent inconscient s’était attaqué à une fourmilière. Bien mal lui en avait pris. Car le nombre et l’extraordinaire intelligence des fourmis avaient eu raison de lui en quelques minutes. L’organisation des fourmis n’est plus à prouver. Dans leur cité, elles ont cimetière, grenier, système de défense, crèche, chambre royale… Elles sont ouvrières, éclaireurs, soldats, maçons, nourrices, Reine… Entre elles, communication et cohésion.

« Mets trois chaises dans le jardin, Christophe ! »

Germaine m’extrait de ma rêverie. De retour à la dure réalité, je m’exécute, machinalement,  et sans comprendre. Autour de moi rien n’a changé, mais après quelques minutes les choses me paraissent un peu plus clair. Dans le tumulte ambiant, un patient semble être au plus mal. Il va et vient d’un bout à l’autre du service en parlant seul. Germaine marche à ses côtés avec un autre collègue. Plus loin, j’observe l’équipe, chacun s’affaire à des tâches particulières avec une grande efficacité car lentement la crise s’estompe. Les autres patients sont désormais à l’écart de celui qu’accompagne Germaine, le sol est lavé, le mobilier replacé, les morceaux de verre retirés, le désordre retrouve de l’ordre. Ainsi, nous y voyons tous plus clair, et nous ne courons plus, nous marchons.

« Prends ta place »

Quelques minutes plus tard, mes deux collègues, dont Germaine, ont réussi à apaiser le patient, ils discutent sereinement, assis sur les trois chaises que j’ai sorties dans le jardin autour d’une cigarette. Le calme est revenu.

Je ne sais toujours pas précisemment qui est ce patient et ce qui s’est passé mais là n’est pas l’important. L’important se trouve au coeur de la fourmilière. En effet, pas de serpent ce jour là, mais un patient en souffrance et une équipe soignante, comme mille fourmis en action. Je pense ne pas avoir été d’une grande aide avec mes chaises, mais je me trompe.

Germaine me l’explique : « Dans ces situations, chaque soignant est important, chaque petit geste est essentiel. L’équipe se resserre et s’organise dans un langage qui lui est propre pour reconstruire l’apaisement. Les rôles se répartissent souvent de façon spontanée et instinctive. L’important n’est pas ce que tu fais, Christophe, l’important est que tu sois dans l’équipe à cet instant. Tes chaises étaient aussi importantes que les bris de verre qu’un autre a ramassé ou que les mots prononcés par un autre encore. Observe et prends ta place, elle sera celle que tu créeras, même dans l’infime. Dans ces moments, plus que jamais, dans cette équipe forte et belle, nous ne sommes pas plusieurs, nous ne sommes qu’un.

Qu’un… Comme le groupe de fourmis. Je comprends. J’ai été la fourmi qui a préparé le lieu d’accueil où d’autres se sont s’installées avec le patient. Me voici rassuré et déculpabilisé.

À mon retour dans mon service, encore sonné par ce qui vient de se passer, je retrouve un collègue qui termine la préparation des piluliers. Lui aussi est une fourmi, celle qui, à distance du lieu agité, reste présente et veille. C’est aussi une fourmi merveilleuse qui a trouvé un autre comprimé propre et neuf au fond du tiroir…

La reine des fourmis

Aujourd’hui, des années plus tard, je ne sais pas si le comprimé est toujours par terre, inaccessible, sous l’armoire où il a disparu, dans ce service où je ne travaille plus…

Je repense souvent à cette journée. Je revois mes collègues, chacun à leur place, celle qu’ils s’étaient créés. J’ai encore parfois du mal à me positionner, mais je suis dans l’équipe, avec l’équipe. Depuis, je repense aussi souvent à la fourmilière, dont Germaine est assurément la reine, et aux serpents, que je ne crains plus.

N° 204 - Janvier 2016

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