Une sortie au hammam

N° 175 - Février 2013
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Difficile pour des jeunes filles en souffrance psychique de vivre leur féminité. Deux soignantes leur proposent une sortie au hammam, à la découverte de leurs sensations.

Avec Mara, ma collègue éducatrice, nous coanimons un « groupe de filles »*, constitué de cinq adolescentes psychotiques. Nous y évoquons tout ce qui touche à la féminité et à la sexualité. C’est aussi l’occasion de vivre des expériences entre femmes. Nous avons ainsi organisé une sortie au hammam de la mosquée de Paris. Dédié au soin, à la beauté, au repos, c’est un lieu de rencontre entre femmes (certains jours leur sont réservés) de tous âges et de toutes conditions sociales. On y éprouve des sensations très fortes, liées à la chaleur, à l’humidité, à la sudation, à la douche froide et au calme. Et il est question du regard sur soi, de celui de l’autre et sur l’autre.

Minutieux préparatifs

Clémence, d’origine kabyle, connaît ce hammam pour y être allée avec sa mère. À partir de son témoignage et de quelques photos trouvées sur le web, nous expliquons le fonctionnement du hammam. Je précise que le port d’un maillot de bain est obligatoire et qu’il leur faudra aussi du gel douche, une serviette ou un paréo. Émilia, d’origine grecque, en profite pour raconter comment on peut s’envelopper de ce grand foulard très léger pour aller à la plage. Nous proposons ensuite aux jeunes filles qui voudraient s’épiler avant cette séance au hammam de les y aider. Marylin et Samantha répondent qu’elles le feront à la maison. Estelle, perdue dans ses pensées, lève la tête : « C’est obligatoire de s’épiler? » Émilia baisse les yeux, gênée. Elle a une pilosité excessive qui peut la conduire, quand elle délire, à se prendre pour une louve. Mara, sa référente, décide d’aborder en entretien individuel cette question sensible qui plonge Émilia dans l’angoisse au point qu’elle dit ne plus vouloir venir ni au hammam ni au groupe soin et beauté… Pourtant, une semaine avant la sortie, alors que nous n’y croyions plus, Émilia arrive toute souriante et lève fièrement le bas de son pantalon : « C’est fait »…

Se jeter à l'eau…

Finalement, Émilia a beaucoup aimé cette sortie. Elle est celle qui a le mieux supporté la moiteur étouffante de la salle chaude. Samantha pour sa part est devenue très rouge et a demandé tout de suite à sortir. Mara et moi l’avons aspergée d’eau froide pour la rafraîchir. Elle s’est sentie mieux et a pu finir la séance. C’est une belle jeune fille de 16 ans d’origine chinoise, qui parle peu. Son discours est très pauvre, malgré un niveau scolaire correct. Elle semble parfois totalement vide, jusqu’au vertige. En revanche, son corps parle et elle adopte des comportements étranges qui nous questionnent beaucoup. Parfois, elle se lève brusquement, sautille dans la pièce et se rassoit tranquillement. Elle s’allonge sur une table face aux soignants, met la main entre ses cuisses et ferme les yeux. Si nous l’interrogeons sur son attitude, elle se rassoit sans répondre. Au hammam, alors que nous étions toutes en train de nous rhabiller, elle a soudain disparu et nous l’avons retrouvée sous la douche, tête en arrière et yeux fermés, dans un état de jouissance. Au retour, elle dira qu’elle a « bien aimé »…

Donner du sens

Marilyn portait un bikini de plage et a beaucoup ri quand nous nous sommes déshabillées les unes devant les autres. Très à l’aise au sein de notre petit comité, elle s’enferme dans des attitudes presque autistiques en grand groupe ou face à un inconnu. Je n’ai jamais entendu le son de sa voix en entretien. C’est aussi la seule qui ne peut s’asseoir avec les autres lors de la réunion soignants-soignés du vendredi. Elle reste derrière, très loin, la chaise tournée dans l’autre sens. Au hammam, dans les vestiaires, j’ai eu l’impression que son rire lui permettait de mettre une distance entre nos corps. J’ai senti qu’elle me scrutait quand j’enlevais mon soutien-gorge. J’ai essayé de mettre des mots sur ce qu’elle voyait : « Eh oui, Marilyn, j’ai des seins comme toi, comme toutes les femmes. Peut-être que tu ris et que tu t’excites un peu parce que ça te gêne mais c’est normal. Ce n’est pas une situation très courante que nous vivons là. »
Exprimer, donner du sens aux ressentis… Parfois, ces ados semblent plongées dans un bain de sensations et d’images qu’elles ne peuvent interpréter, ingérer et digérer. Ce jour-là, nous les avons accompagnées dans un vécu de plaisir et de découverte qui renforce leur narcissisme psychique et corporel. Partager des expériences nous permet de mieux comprendre chacune d’elles dans sa singularité.

Virginie Jardel, Infirmière, Hôpital de jour pour adolescents, Association de santé mentale de Paris 13.

* Voir Vénus beauté, Santé mentale n° 172, novembre 2012.