22/07/2019

« Et vous, comment analysez-vous cela ? »

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Richard, un patient psychotique de l'hôpital de jour, a une étonnante façon de jouer aux échecs… Ou comment, au détour d’une réunion de synthèse, une question posée par le médecin-chef va colorer l’ensemble d’une carrière d’infirmier.

Le choix d’une carrière tient parfois à très peu de choses. Une attitude, une expression, une phrase prononcée au bon moment : on attache sa ceinture et on décolle pour quarante ans ! Sans la question du médecin-chef, je serais sûrement devenu infirmier de secteur psychiatrique mais probablement pas celui que j’ai été. Elle a coloré toute ma carrière. Elle lui a donné une impulsion et une direction dont je n’ai guère dévié.

Un enchantement

J’étais alors élève-stagiaire de troisième année. Les deux stages, en immersion, que j’avais effectués dans deux services asilaires n’avaient guère été enthousiasmants. S’il n’y avait eu les premières relations avec les patients et leur enseignement, j’aurais laissé ma blouse aux surveillants et serais parti vers d’autres cieux. Les deux premiers mois dans le service du Pr Dreyfuss m’avaient donné à penser que j’avais mangé mon pain noir ; une autre façon de soigner semblait possible. Le stage extrahospitalier à l’hôpital de jour Saint-Eloi qui suivit ces premiers mois confirma cette première impression et fut même une sorte de révélation.

En plein cœur du 12e arrondissement de Paris, il était possible de proposer des soins respectueux. Différentes activités de groupe basées sur les centres d’intérêt de patients qui vivaient chez eux permettaient de faire reculer la chronicisation. Une équipe pluridisciplinaire composée d’infirmiers, d’un ergothérapeute, d’un kinésithérapeute, de psychologues, d’une musicothérapeute, d’une assistante sociale, d’artistes et de psychiatres mettait ses compétences en commun pour élaborer une dentelle de soins. Les orientations de la structure était discutée lors d’une réunion soignés/soignants qui rassemblait toutes les parties prenantes de l’institution. Tout cela semble banal aujourd’hui mais en 1980 une telle organisation était rare. Ce stage fut un enchantement.

Un dispositif apprenant

Chaque jeudi, une synthèse réunissait les différents intervenants mobilisés par un patient. Le psychiatre traitant (qui ne pouvait être celui de l’hôpital de jour), les soignants, les travailleurs sociaux mobilisés par le suivi social, etc. se retrouvaient pour retracer l’histoire du patient et son parcours au sein de l’hôpital de jour. La psychologue et l’ergothérapeute présentaient les pièces réalisées en poterie et en racontaient la genèse. La musicothérapeute montrait ses dessins et les commentait. Les infirmiers évoquaient sa prise de traitement, sa connaissance de la maladie,  son parcours en peinture sur soie, sa capacité à respecter les tracés, etc. Chaque intervenant confronté à des morceaux de la vie quotidienne du patient au sein de l’hôpital de jour, s’en délestait et contribuait à en modeler une image à la fois plus complexe et plus juste. La maladresse du potier était compensée par la richesse des improvisations du comédien ou la palette de couleurs vives qui magnifiait les panneaux de peinture sur soie.  Le patient n’apparaissait plus comme le psychotique déficitaire ou délirant décrit dans le temps plein hospitalier mais comme un potentiel riche de capacités qui ne demandaient qu’à s’exprimer.

Atmosphère familiale

La réunion, ce jeudi-là, était consacrée à Richard, un jeune patient psychotique qui fréquentait l’hôpital de jour depuis trois ans. Fils d’un baryton de l’Opéra de Paris, décédé dans un incendie quand il avait 2 ans, il vivait avec sa mère et sa grand-mère. Omniprésentes, ces femmes montaient une garde vigilante sur le dernier enfant de la lignée. Malgré tous leurs efforts, ni la psychiatre, ni la psychologue n’avaient réussi à le voir seul en entretien. La mère discutait le traitement pied à pied et s’opposait à toute démarche psychothérapique. Si Richard avait quelque chose à dire, il le lui dirait à elle, et elle pourrait ensuite en parler au psychiatre. Quant à ces histoires de psychothérapie, mieux valait ne pas en parler. Deux ans après, elle s’indignait encore de la seule rencontre de Richard avec la psychologue. Richard, malgré tout, venait assidûment à l’hôpital de jour. Il n’est pas certain que ses proches aient fait une différence entre une garderie et un lieu de soin mais lui y trouvait son compte. Il avait investi la peinture sur soie, le dessin et la poterie avec talent. C’est étonnant comment quarante ans plus tard, je me souviens encore des détails de son parcours.

Mon Patron

Le Professeur Léon Dreyfuss prenait part à chacune de ces réunions. Je pourrais dire qu’il y trônait. Assis dans un fauteuil à accoudoir, au centre du cercle, il écoutait ce qui se disait, intervenant peu. Cette parole rare n’en avait que plus de poids. Dans ma carrière, j’ai eu beaucoup de médecins-chef et quelques chefs de pôle mais je n’ai eu qu’un « Patron » : Léon Dreyfuss. Psychanalyste, il fut un des pionniers du secteur psychiatrique. Dès les années 1970, à la queue-en-Brie, avec sa consœur, le Dr Amado, il s’était ingénié à promouvoir des soins psychiatriques de proximité. Arrivé au Centre Hospitalier Esquirol, il avait doté son secteur d’un hôpital de jour, d’appartements thérapeutiques et associatifs, d’un centre d’accueil et de crise qui constituaient de réelles alternatives à l’hospitalisation. Des séminaires hebdomadaires qui alternaient entre intra et extrahospitalier mettaient l’accent sur tel ou tel point clinique, présentaient les tendances qui étaient en train de se dessiner telles que l’ethnopsychiatrie ou les objets flottants dans les thérapies familiales systémiques. Une fois par mois, nous visionnions le film d’un de ses entretiens. C’était l’occasion de mieux connaître la sémiologie telle qu’elle apparaissait dans le discours du patient. Nous réfléchissions ensemble à une prise en charge éclairée par des échanges souvent nourris. Léon Dreyfuss, pour l’élève de 20 ans que j’étais, c’était quelqu’un. Une sorte de statue vivante du Commandeur. Un mandarin très proche. A la différence de Lantéri-Laura et de Postel qui étaient également chefs de service à l’époque à Esquirol, il était présent dans son service du lundi au samedi.

Des carrés de sucre aux tours de l’échiquier

Revenons à cette fameuse réunion de synthèse consacrée à Richard. Après avoir retracé les éléments biographiques et ce qu’ils savaient de son anamnèse, les soignants abordèrent son quotidien. Éric, un des infirmiers, avaient repéré que Richard prenait un sucre dans son café le lundi, deux le mardi et ainsi de suite jusqu’au vendredi où il en prenait cinq. Dans de nombreux lieux de soins, l’observation serait passée inaperçue. On n’aurait pas perdu de temps avec quelque chose d’aussi insignifiant. Ailleurs, on aurait évoqué le risque métabolique. On aurait décidé de le limiter à deux sucres, que sais-je encore ? A Saint-Eloi, les soignants s’arrêtèrent sur ce fait. Pourquoi Richard ponctuait-il les jours de la semaine de cette façon ? Est-ce que ça signifiait quelque chose pour lui ou au sein de sa dynamique familiale ? Différentes hypothèses furent proposées. Etait-ce parce qu’il n’avait pas droit au sucre chez lui ? Etait-ce parce que le sucre représentait l’hôpital de jour et qu’il sentait l’obligation d’en faire le plein avant le week-end ? Les soignants associaient. Leurs associations allaient des plus savantes aux plus triviales. Quelque chose d’une réflexion sur le quotidien était à l’œuvre. Quelque chose de rare qui était pour moi une découverte précieuse que je garderai en moi comme source d’inspiration. Evidemment rien ne fut tranché. La question restait ouverte. Le quotidien de Richard viendrait valider l’une ou l’autre hypothèse. C’était là, dans notre préconscient,  dans notre arrière-pays commun.

J’avais, moi aussi, repéré quelque chose à propos de Richard. Dans un autre contexte, j’aurais sûrement gardé mon information pour moi. Pas par goût du secret, non, mais plutôt en raison de son insignifiance … présumée.

« Richard a une étonnante façon de jouer aux échecs, commençais-je, un peu surpris de mon audace. 
– Oui ? interrogea Léon Dreyfuss.
– Il ouvre sur ses tours. »

Qu’on écoute ainsi un élève infirmier m’apparaissait surprenant. Que le médecin-chef, lui-même, l’invite à décrire ce qu’il avait perçu, même si c’était naïf ou à côté, était déstabilisant. C’était la première fois que je voyais une telle chose lors d’un stage. 

« En clair ?
– J’ai fait quelque parties d’échecs avec lui après le repas et j’ai remarqué qu’il commence toujours de la même façon. Il avance d’une case le pion situé devant la tour du Roi puis, toujours d’une case, celui de la tour de la Dame. Autrement dit, il débute en déplaçant les pions qui sont les plus à l’extrême de l’échiquier.
– En quoi est-ce surprenant ?
me demanda Elsa Hanon, le psychiatre de l’hôpital de jour.
– Aux échecs, il faut sortir le maximum de pièces importantes en un minimum de temps pour occuper le maximum d’espace. Richard, lui, sort ses tours qui sont les pièces les plus malcommodes à utiliser en début de partie. Ça ne lui confère aucun avantage en termes d’espace et de temps. Je n’ai jamais vu personne procéder de cette façon. Je ne sais même pas si c’est évoqué dans un bréviaire d’échecs. On ne peut pas dire qu’il joue mal, il est attentif ensuite aux coups de son adversaire. Il ne peut simplement pas commencer autrement.
– Et comment analysez-vous cela ? »

La question de Léon Dreyfuss me prit par surprise. J’avais observé, j’avais noté l’écart par rapport à la norme mais je n’étais pas allé plus loin. En cours bien sûr, déjà à l’époque, on ne nous invitait pas à aller au-delà du constat. La recherche de la cause, c’était le rôle des intellectuels, des « sachant ». En tant qu’infirmiers, on ne nous demandait pas de comprendre. J’ai bredouillé un vague :

« Euh … Ce n’est pas à moi d’analyser.
– Si vous deviez le faire, que diriez-vous ?
– Qu’il évite de toucher à la partie centrale de l’échiquier. »

Passer par les côtés

Et la réunion se poursuivit avec la présentation des œuvres réalisées par Richard en peinture sur soie. Cette séquence m’interrogea beaucoup. Pourquoi le Patron m’avait-il demandé comment j’analysais le jeu de Richard ? Etait-ce pour me coincer ? Pour me montrer qu’il fallait assumer ses propos et ne pas s’arrêter aux évidences ? Pour que je comprenne le poids de ma parole ? Pour que j’aille au-delà de l’écart avec la norme ou du trouble apparent du comportement ? Je ne lui ai jamais posé la question. Travaillant dans son service pendant près de vingt ans, j’ai pu mesurer en de nombreuses occasions, certaines parfois dramatiques, combien son investissement auprès des infirmiers était réel.

J’ai retrouvé Richard des années plus tard et me suis rendu compte que sa façon de jouer aux échecs, à l’époque, était bien le fruit de ce qu’il lui était possible de faire. Face à ses deux Dames, il ne pouvait que passer par les côtés. Toute approche frontale lui était impossible. L’hôpital de jour était une façon de passer par les côtés. Lente. Ouvrant peu d’espace psychique autonome. Mais permettant quand même du jeu.

J’ai souvent repensé à cette question. J’ai fait en sorte d’avoir des outils d’analyse, de m’ouvrir aux théories qui permettent de penser les séquences de soins issues du quotidien. La question « Pourquoi ? » est toujours restée dans un coin de ma tête. Merci Léon !

Dominique Friard

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