« L’interprétation de ce qu’est la recherche participative est variable et souvent sujette à instrumentalisation »

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Les 3 et 4 avril 2025 ont lieu à Lyon les 9es Rencontres pour la Recherche en Soins en Psychiatrie sur le thème « La recherche participative en psychiatrie : injonction ou opportunité ? ». Pierre Pariseau-Legault, Pr au département des sciences infirmières de l’Université du Québec en Outaouais  et codirecteur scientifique du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS), en est l’invité vedette. Entretien avec un chercheur engagé dans le renforcement des compétence éthiques des soignants et la reconnaissance des droits humains en santé mentale.

Pierre Pariseau-Legault : Nous évoluons dans une époque particulière, où les soins psychiatriques centrés sur la personne et éclairés par les Droits de l’Homme sont décrits comme une innovation clinique et scientifique, alors que ces orientations devraient constituer un lieu commun informant l’ensemble de nos pratiques. Il s’agit pour moi du signe le plus tangible que nos institutions constituent davantage un lieu de régulation sociale qu’un lieu de soin. La participation des « personnes premières concernées » aux soins et à la recherche s’inscrit dans cette logique, et c’est sans doute ce qui peut expliquer, du moins en partie, la complexité de sa mise en œuvre. Le terme « personnes premières concernées » est souvent préféré à celui de « personnes concernées », puisque le second peut être interprété trop largement et intégrer l’ensemble des personnes impliquées, de près ou de loin, dans une situation (patients, soignants, proches…). Parce qu’elle est aussi à risque de subir une forme d’instrumentalisation, la participation aux soins et à la recherche devrait donc être accueillie avec espoir et vigilance.

C’est à partir de ce constat, résumé ici très brièvement, qu’avec mon équipe de recherche nous avons décidé d’étudier le concept d’« allié en santé mentale». Ses racines remontent au mouvement américain des droits civiques, mais nous avons cherché à en saisir l’apport pour l’éthique du soin. Nous avons rapidement constaté que ce concept possède la particularité de proposer une grille d’analyse qui va du singulier au collectif. En effet, le concept d’allié est d’abord associé à une posture individuelle qui exige des acteurs, soignants et chercheurs, un travail d’humilité et de réflexivité quant au pouvoir qu’ils exercent à partir de leurs privilèges. Cette posture s’appuie sur un système de socialisation particulièrement complexe, qui débute par l’éducation et se traduit ensuite par l’élaboration d’un régime d’actions ciblant spécifiquement les relations interpersonnelles et l’élimination des structures d’oppression. Les changements d’ordre culturel que propose cette posture concernent avant tout la redistribution du pouvoir vers les personnes premières concernées, ce qui peut se solder par des changements systémiques défendus par ces personnes et leurs alliés : valorisation des savoirs expérientiels, investissement des espaces décisionnels et modification de l’offre de services destinés à ces personnes en sont quelques exemples.

Les soins psychiatriques constituent un fantastique laboratoire pour documenter les usages sociaux du concept d’allié, dans la mesure où il est établi que ces soins sont porteurs d’une violence symbolique et qu’ils vont bien souvent de pair avec la coercition, dont l’efficacité reste encore à démontrer et les effets néfastes pourtant bien réels. Les travaux de mon laboratoire portant sur les enjeux de reconnaissance des pratiques de soins psychiatriques démontrent également que les attentes organisationnelles envers le personnel soignant contraignent leur agentivité et limitent leur rôle aux dimensions techniques et biomédicales, au détriment des fonctions thérapeutiques du soin.

« La recherche participative s’ajoute désormais à l’éventail des outils à notre disposition afin de comprendre des enjeux sociaux complexes, face auxquels les approches scientifiques plus traditionnelles sont impuissantes ».

Malgré l’intérêt de la posture de l’allié pour l’évolution des pratiques de soins, plusieurs chercheurs en critiquent ses limites. Tout comme le rétablissement, le concept d’allié est parfois dépolitisé, instrumentalisé et contribue ainsi au maintien du statu quo plutôt qu’à la contestation des structures d’oppression en psychiatrie. Il est facile pour les soignants de « se dire » alliés, puisqu’ils agissent à titre de représentants institutionnels, alors qu’il est angoissant et risqué pour eux d’exprimer cette posture par des actions concrètes, souvent perçues comme menaçantes pour les institutions (par exemple, s’assurer de la participation des personnes premières  concernées au sein de comités décisionnels, demander le respect de leur parole au quotidien des soins, amplifier leurs voix lorsqu’elles vont à l’encontre des orientations institutionnelles, dont en soutenant l’exercice de leurs droits et recours en cas d’insatisfaction ou de contestation des décisions prises à leur égard). Sur ce point, il est utile de garder à l’esprit les propos du philosophe Jacques Rancière, puisqu’ils nous incitent à une certaine vigilance : « Or, en réalité, n’y a pas d’émancipation ordonnée, guidée par une institution. L’esprit critique, on se l’apprend soi-même, à travers ce que l’on voit, ce que l’on juge, ou expérimente. Aucune institution n’émancipe les gens. »

PPL : L’interprétation de ce qu’est la recherche participative est variable et, encore ici, elle est souvent sujette à l’instrumentalisation. En tant que professeur d’université, je suis régulièrement témoin de recherches dites participatives dont les paramètres sont dictés par les chercheurs. C’est notamment le cas de projets auxquels sont greffés des comités de personnes premières concernées si leur mandat est consultatif, lorsqu’il n’est pas symbolique. C’est également parfois le cas des recherches menées par nos étudiants, qui doivent répondre à un cadre et à des échéanciers précis établis par les établissements d’enseignement et souvent peu adaptés à la temporalité particulière de la recherche participative. Cette temporalité exige, par exemple, qu’une attention soit portée aux conditions de participation des personnes premières concernées et à l’instauration de relations empreintes de réciprocité. On peut également soulever la question de la reconnaissance de l’implication des personnes premières concernées dans la recherche ou les soins, les infrastructures salariales étant souvent insensibles à leurs réalités.

Les travaux d’Anne-Laure Donskoy (2017, p. 190) sur le sujet méritent aussi d’être cités. La participation en recherche est conceptualisée comme un continuum intégrant la consultation, la collaboration, la recherche initiée par les patients et la « recherche dirigée par les survivants de la psychiatrie ». Si les premières catégories de participation sont généralement alignées sur les logiques institutionnelles, la dernière a le mérite de chercher à contrer les injustices épistémiques.

La clarification de ces éléments est pour moi un préalable à tout projet de recherche. Au cours des dernières années, j’ai essentiellement réalisé des projets de recherche de nature collaborative. Il s’agit du positionnement qui correspond le mieux à mon paradigme de recherche et aux approches méthodologiques que j’emploie. Ce positionnement favorise également la construction de relations durables avec les personnes premières concernées, ainsi que l’adaptation de leur participation en fonction de leurs besoins, afin d’éviter la fatigue liée à la recherche (research fatigue). Certains de mes collègues adoptent une approche résolument plus proche de la recherche initiée par les patients ou dirigée par les survivants de la psychiatrie. Je pense notamment aux recherches novatrices de la professeure Marie-Claude Jacques (Université de Sherbrooke, Québec, Canada) et auxquelles je collabore sur l’ombrage diagnostique, c’est-à-dire l’attribution fautive de symptômes physiques rapportés par une personne à un trouble de santé mentale. Il s’agit d’un phénomène fréquemment observé, qui constitue une forme de discrimination pouvant retarder les soins et privant les personnes premières concernées des traitements requis par leur condition. De telles recherches sont essentielles et nécessitent un très haut degré d’engagement.

À partir de ces différentes expériences, je constate que la recherche participative constitue une expérience transformatrice pour celles et ceux qui choisissent de s’y impliquer. Certains de mes projets de recherche collaboratifs ont provoqué une importante prise de conscience quant à mes privilèges et ont grandement modifié mon rapport éthique à la recherche participative. L’expertise par expérience (ou savoir de l’intérieur) favorise aussi une meilleure anticipation des enjeux de la recherche et une analyse des données dotée d’une forte sensibilité contextuelle. Notre projet de recherche sur la posture de l’allié en santé mentale n’aurait d’ailleurs jamais présenté un tel degré d’approfondissement sans la participation de Mme Carole Levis, qui m’autorise à la nommer dans cet article, une personne première concernée dont la contribution intellectuelle a été déterminante pour l’évolution du projet.

PPL : Les controverses scientifiques agissent comme un moteur de l’évolution des savoirs. Les tentatives de faire de la recherche participative un critère de rigueur scientifique n’ont de mérite que si nous adoptons une vision pluraliste, voire conflictuelle, de la science. Il existe différentes façons de faire de la recherche. Les approches méthodologiques que nous employons présentent leurs forces et leurs limites respectives, tout en devant être adaptées aux réalités et aux contraintes des terrains de recherche. La recherche participative s’ajoute désormais à l’éventail des outils à notre disposition afin de comprendre des enjeux sociaux complexes, face auxquels les approches scientifiques plus traditionnelles sont impuissantes.

L’adage désormais bien connu « Rien sur nous, sans nous » ébranle encore aujourd’hui les façons de faire des institutions de soins, tout comme il contribue à la remise en question des principes guidant la recherche. Je ne crois donc pas qu’il faille craindre l’émergence de la recherche participative, bien au contraire, mais j’estime que nous devrons rester particulièrement vigilants quant au détournement de ses visées politiques ou à l’imposition d’un modèle de recherche unique. Des recherches déterminantes pour l’évolution des pratiques de soins ont été menées sans recours à une logique participative, par l’intermédiaire de chercheurs alliés ayant, par exemple, dénoncé la médicalisation du soin psychique. À l’inverse, plusieurs recherches portant sur des pratiques innovantes ou émergentes en santé mentale n’auraient jamais été possibles sans cette logique. Enfin, plusieurs recherches visent explicitement à amplifier la voix et le vécu des personnes premières concernées sans adhérer à une approche participative. Si nous pouvons critiquer cette façon de faire et en souligner les limites, il serait périlleux d’ignorer ou d’exclure ces connaissances. L’émergence de la recherche participative réaffirme ainsi l’importance de justifier les approches méthodologiques employées à la lumière des enjeux étudiés, des objectifs poursuivis et des contraintes du terrain. Cette exigence me semble particulièrement importante dans le cadre de recherches menées auprès de groupes marginalisés.

« la reconnaissance de notre discipline continue de rencontrer d’importants défis, particulièrement dans l’espace francophone. La force symbolique des hiérarchies professionnelles fait aussi en sorte que les soignants sont souvent perçus comme de simples utilisateurs de connaissances, plutôt que comme des producteurs légitimes de savoirs ».

La participation en recherche soulève finalement des enjeux de représentativité, qui vont bien au-delà de la question de favoriser ou non la participation des personnes premières concernées. Si nous prenons la santé mentale en exemple, ces enjeux de représentativité concernent également l’éventail des sous-groupes et des individus rassemblés sous l’expression « personnes premières concernées », dont les expériences sont singulières, hétérogènes et d’égale importance pour l’évolution des savoirs. Il peut s’avérer particulièrement difficile de déterminer si la recherche participative réussit à atteindre ses idéaux, dans la mesure où certaines voix risquent d’être invisibilisées face à des groupes d’intérêts jouissant d’une plus grande reconnaissance et parlant au nom de ces personnes. La question des masques que nous portons en tant que chercheurs est également soulevée par différents auteurs. Dans quelle mesure l’expérience d’un problème de santé mentale par un chercheur fait-elle de lui une personne première concernée ? Ici, la question des représentations identitaires, des privilèges et des lieux de pouvoir revêt toute son importance, ce qui nous ramène naturellement à l’intérêt du concept et de la posture de l’allié pour mieux penser la recherche participative.

PPL : Je ne pourrais pas me prononcer avec exactitude sur un phénomène dont je connais relativement peu le contexte. Je peux cependant identifier certains enjeux expliquant ce déni de reconnaissance à partir des développements dont nous avons été témoins au Québec (Canada) ces dernières années. D’emblée, il est assez bien établi que le travail du soin est souvent invisibilisé. La division genrée de ce travail en est un facteur explicatif important. L’évolution historique du métier de soignant, sa professionnalisation et sa reconnaissance relativement récente en tant que science expliquent également cette situation. Il est possible de débattre de ce statut, mais il est plus difficile de contester qu’aujourd’hui, plus de 250 journaux scientifiques en sciences infirmières existent à travers le monde. Au Canada seulement, 21 établissements d’enseignement universitaire en sciences infirmières sont dotés de programmes de doctorat. Malgré tout, la reconnaissance de notre discipline continue de rencontrer d’importants défis, particulièrement dans l’espace francophone. La force symbolique des hiérarchies professionnelles fait aussi en sorte que les soignants sont souvent perçus comme de simples utilisateurs de connaissances, plutôt que comme des producteurs légitimes de savoirs.

D’une part, les écosystèmes de financement de la recherche peuvent considérer, à tort, que la recherche en sciences infirmières est rattachée aux sciences biomédicales. Si certains chercheurs évoluent dans ce domaine, c’est loin d’être le cas pour tous, et il s’agit d’une conception plutôt limitée de notre discipline. D’autre part, l’universitarisation des programmes en sciences infirmières est un processus parsemé d’embûches. Ayant récemment dirigé le développement et la mise en œuvre d’un nouveau programme de doctorat en sciences infirmières au Québec, j’ai pu constater que ces programmes doivent sans cesse défendre leur pertinence scientifique et sociale. Il n’est pas rare que l’on considère les programmes de doctorat en santé publique ou en sciences biomédicales, pour ne nommer qu’eux, comme équivalents ou suffisants pour répondre aux besoins populationnels. Pourtant, les programmes de doctorat en sciences infirmières participent à l’évolution des savoirs portant spécifiquement sur les pratiques de soins. Ce sont également ces programmes qui permettent l’existence de chercheurs s’intéressant à ces pratiques et qui contribuent à une transformation durable des systèmes de santé. Cette affirmation ne doit pas être interprétée comme une incitation à l’isolationnisme disciplinaire. La richesse de notre discipline s’exprime précisément par la cohabitation de plusieurs domaines de recherche. Étant moi-même formé en droit et en sciences infirmières, cette combinaison d’expertises a permis la mise en œuvre de recherches ayant une incidence directe sur l’évolution des savoirs, des services et des pratiques d’intervention.

Les Rencontres pour la Recherche en Soins en Psychiatrie sont essentielles au dynamisme de notre communauté scientifique. Pour les soignants, elles témoignent de la vitalité de nos pratiques, bien que celles-ci évoluent encore aujourd’hui dans l’ombre et sous l’autorité de la médecine psychiatrique. La recherche participative tout comme les initiatives de pair-aidance font partie des thématiques pouvant aider notre profession à se détacher des modèles d’intervention dominants, tout en conservant une perspective critique à l’égard de ces nouvelles tendances. Ces rencontres permettent d’envisager de nouvelles possibilités d’action par la mise en valeur de l’autonomie professionnelle, de pratiques émergentes et d’innovations scientifiques qui concernent directement les soignants. Pour les chercheurs, ces rencontres constituent une occasion unique de nouer des liens de collaboration et de confronter de nouvelles idées, qui agissent comme catalyseurs d’initiatives de recherche inédites et de collaborations en enseignement mutuellement enrichissantes.

Pierre Pariseau-Legault est professeur au département des sciences infirmières de l'Université du Québec en Outaouais et codirecteur scientifique du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS). Ses recherches portent sur la conscience juridique, la dérogation aux normes, la gestion des risques et la mise en oeuvre du droit auprès des personnes en besoin de protection. Il enseigne la psychiatrie, l'intervention en situation de crise et l'éthique clinique aux futures infirmières et infirmières praticiennes spécialisées.

Au cours des dernières années, il a mené et participé activement, comme chercheur principal ou comme co-chercheur, à plusieurs projets de recherche portant sur les pratiques coercitives (hospitalisations et traitements involontaires), le signalement aux services de protection de l'enfance, l'intervention en contexte d'itinérance et la culture du silence dans les organisations de santé et les services sociaux. Ses travaux poursuivent les objectifs suivants : Améliorer les pratiques d'intervention médico-légale, renforcer la compétence éthique des professionnels de la santé et favoriser une plus grande reconnaissance des droits humains en santé mentale