Averroès & Rosa Parks : Nicolas Philibert nous parle de son nouveau film sur la psychiatrie

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Après Sur l’Adamant, Nicolas Philibert poursuit son exploration du monde de la psychiatrie dans Averroès & Rosa Parks (au cinéma le 20 mars), deux unités de l’hôpital Esquirol, qui – comme l’Adamant – font partie du Pôle psychiatrique Paris-Centre. Des entretiens individuels aux réunions « soignants-soignés », le cinéaste s’attache à montrer une certaine psychiatrie qui s’efforce encore d’accueillir et de réhabiliter la parole des patients. Peu à peu, chacun d’eux entrouvre la porte de son univers. Dans un système de santé de plus en plus exsangue, comment réinscrire des êtres esseulés dans un monde partagé ? Entretien.

Le film est donc le second volet de ce qui formera un triptyque. Comment s’articule-t-il avec Sur l’Adamant ?

Averroès & Rosa Parks en est un prolongement. C’est un peu comme si, après avoir filmé ce qui est sur le devant de la scène, je montrais cette fois les coulisses, les soubassements. L’ambiance de l’hôpital n’est évidemment pas la même, le lieu est plus sévère, et les patients qui ont échoué là traversent un moment dans lequel ils sont plus vulnérables, plus chancelants. La tonalité du film s’en ressent, mais il s’agit de la même psychiatrie, ou plutôt de ce qu’il en reste : cette psychiatrie qui s’efforce encore de prendre en considération la parole quand tout le système, de plus en plus colonisé par les neurosciences, les protocoles, les experts et les échelles d’évaluation tend à l’écraser en misant sur le seul recours aux médicaments. Aujourd’hui, l’hôpital est aux mains des gestionnaires, tout le monde le sait. Il faut faire du chiffre, réduire le nombre de lits, écourter le plus possible la durée d’hospitalisation et supprimer des postes, quand nombre de professionnels ne partent pas d’eux-mêmes, faute de trouver encore du sens dans ce qu’ils font. Le film fait plusieurs fois allusion à cette situation : une jeune patiente en parle, la question resurgit dans une réunion ; c’est là, en toile de fond, mais cela n’en fait pas pour autant ce qu’on appelle un film « militant ». Ou s’il milite, c’est en faveur d’une certaine dignité.

Introduire une caméra au sein d’un hôpital psychiatrique ne va pas de soi. Comment avez-vous procédé ?

Je ne partais pas de rien. Dans la mesure où le tournage sur l’Adamant s’était bien passé, je bénéficiais d’un a priori favorable. Les soignants en avaient eu de bons échos par ceux d’entre eux qui naviguent entre les deux lieux et par les patients qui le fréquentaient. Certains connaissaient mes films, notamment La moindre des choses, le film que j’ai tourné à La Borde en 1995.
J’ai commencé par filmer un peu la « buvette », la bibliothèque et l’atelier journal, trois rendez-vous qui scandent la semaine. Je connaissais la plupart des soignants qui les animent puisque presque tous travaillent sur l’Adamant. Il n’en reste pas grand-chose mais cela m’a aidé à lancer le tournage. Certains patients acceptaient d’être filmé, d’autres non. Rien d’étonnant à cela. Un homme faisait parfois irruption dans le champ de la caméra en tenant des propos très délirants. Il voulait impérativement que je le filme, il serait bientôt célèbre, on allait voir ! C’était délicat. Comment ne pas le froisser ?

Le film repose en grande partie sur des entretiens. Qu’est-ce qui vous a conduit à faire ce choix ?

Dès le début c’était mon idée. Les entretiens, et en second, les réunions “soignants- soignés”. Je voulais faire du film un champ d’interrogations. Que s’y déploie la parole des patients, leurs mots, leurs maux, des bribes de leur histoire, de ce qui les tourmente, les assaille, les enferme, les agite ou les terrorise. Cette porosité qui les expose à la violence du monde, qu’ils prennent de plein fouet. La lucidité et l’acuité avec lesquelles ils évoquent leur monde interne. L’insatiable quête de sens qui les taraude. Leurs espoirs, leurs potentialités, leur humour parfois.
Si la maladie mentale est une pathologie du lien, filmer des entretiens me semblait un bon moyen de montrer comment les soignants essaient d’accompagner ceux qui en souffrent et de forger avec eux les appuis qui pourront les aider à se relever, se relancer, renouer un lien avec le monde si ce n’est avec eux- mêmes, se réinsérer dans le tissu social. On y verrait combien accueillir la parole singulière de chacun est un travail de dentelle, toujours sur le fil, toujours à affûter.
Dans Sur l’Adamant les soignants n’étaient pas moins présents, mais leur présence était plus discrète. Elle l’était d’autant plus que le film ne les désignait pas comme tels de façon explicite. Un certain flou subsistait, qui était porteur de sens. N’avoir pas surligné la distinction entre soignants et soignés mettait le spectateur en situation de devoir se défaire de certains clichés. Ici, c’est différent. Le dispositif en face à face dit sans ambiguïté qui est qui. La visée thérapeutique y est immédiatement lisible, quand celle-ci pouvait sembler plus diffuse sur « le bateau », du moins pour qui n’est pas de la partie.
Les entretiens que j’ai filmés présentent une grande diversité. J’en ai beaucoup joué au montage, dans la construction et la rythmique du film. Tantôt linéaires, tantôt décousus, heurtés, en zigzag, ils n’avancent pas tous à la même cadence, n’ont ni la même durée ni la même tonalité. Certains sont fluides quand d’autres font du surplace. La personnalité des patients et la diversité des situations qu’ils traversent y sont évidemment pour beaucoup, tout comme la manière dont les soignants se saisissent de ce qu’ils disent, chacun avec son style, ses références, ses automatismes parfois, sa façon d’être avec, de laisser venir la parole et d’orienter ou non l’échange.

Comment cette idée de filmer des entretiens a-t-elle été reçue ?

Presque tous les psychiatres ont été partants, à condition bien entendu que chaque patient le soit aussi. On en parlait avant, et je m’appuyais sur leur avis. Avec tel patient, ce n’était peut-être pas le moment. On verrait plus tard. Avec tel autre, oui, pourquoi pas. Dans la pratique, c’était souvent un peu acrobatique. Les psychiatres étaient débordés. Et voilà que tout à coup, ils avaient un petit créneau. Mais encore fallait-il que le patient soit disponible lui aussi, du moins qu’il se sente d’attaque, et qu’on trouve une salle disponible où filmer l’entretien, puisque les psychiatres n’ont pas de bureau attitré. Nous avions à peine le temps de nous installer. Nous étions trois. Deux caméras, un micro sur pied, un autre au bout de la perche, et hop, c’était parti.
Du côté des patients il y a eu quelques refus mais finalement assez peu. Les personnes à qui je m’adressais étaient celles avec qui j’avais un échange, un minimum de complicité. Je n’ai pas proposé de les filmer à celles et ceux qui me semblaient traverser des situations trop aigües, dont la parole était incohérente, voire inintelligible, souvent altérée par les médicaments. C’eût été les filmer à leur insu. Et à leur détriment. Filmer quelqu’un c’est toujours l’enfermer, le figer dans le temps et dans l’espace. L’emprisonner. Il faut donc essayer d’être le moins nocif possible. Je voulais qu’ils soient à même d’accepter la situation « en toute conscience ». Mais cette notion est elle-même un peu vague. Une personne qui délire, qui a des hallucinations, qui est par exemple envahie par des voix, cela ne se voit pas forcément. Sait-on toujours ce qui se passe dans nos têtes ? On peut avoir les meilleures intentions du monde, on ne sait jamais ce que la caméra peut faire aux gens.

Le film ne dit pas quel est le statut professionnel des soignants qui font ces entretiens.

C’est vrai, mais je ne me voyais pas mettre leurs noms et professions à l’écran, comme à la télévision. Pourquoi alors ne pas mettre les noms des patients ? Toutes les personnes qui apparaissent dans le film sont au générique, mais ce n’est pas pareil. Pour vous répondre, trois d’entre eux sont des psychiatres. Un quatrième, en formation quand je tournais, l’est devenu depuis. La jeune soignante, alors interne en médecine, était en stage dans le pôle. Enfin, la femme qui est en binôme avec un premier psychiatre puis avec une autre est assistante sociale.
Habituellement, un ou une infirmière participe aux entretiens aux côtés des médecins, mais nous avons dû y renoncer tant il était compliqué de mobiliser en même temps les uns et les autres. Par ailleurs d’autres professionnels comme les psychologues en font de leur côté mais je ne pouvais pas multiplier les protagonistes, qui sont déjà nombreux. Tout le monde sait qu’un film n’est pas exhaustif.

Vous filmez aussi des réunions…

Oui je tenais beaucoup à filmer ces réunions « soignants-soignés » du mardi qui permettent d’aborder librement tous les sujets sans ordre du jour préalable. Leur côté un peu anarchique viendrait rompre et bousculer le rituel des entretiens et le montage lui-même. Ces séquences témoignent du quotidien de l’hôpital, du climat qui peut y régner, du désir qu’a l’équipe soignante de partager avec les malades des temps de réflexion, mais ce ne sont que des instantanés. D’une semaine sur l’autre, ces réunions sont très différentes. L’espace de la serre, avec ses plantes, ses fauteuils, ses rayonnages, est le poumon des deux unités.

Dans le film vous n’êtes pas exactement à la même place que sur l’Adamant. Vous y êtes plus en retrait.

Oui, c’est vrai. Dans Sur l’Adamant les patients s’adressent beaucoup à moi, alors qu’ici, à l’exception d’un entretien, ils s’adressent aux soignants. Pour autant je n’en suis pas absent. Les nombreux regards caméra témoignent de ma présence, voire même, ici ou là, d’une certaine connivence.

Je reviens à cette idée de la parole et de l’écoute. Dans vos films, quels que soient les univers qu’ils abordent, c’est une dimension très présente, que vous déclinez de multiples façons.

Mon propre rapport au langage n’est pas simple. Ma parole n’a jamais été très fluide. Il m’arrive de commencer à parler et soudain les mots ne sortent pas. Je ne sais pas si cela a un lien mais j’ai toujours aimé filmer la parole, qui est peut-être à mes yeux ce que nous avons de plus précieux. Or j’ai le sentiment que celle-ci est de plus en plus dévaluée. Cela ne vaut pas seulement pour la psychiatrie. Dans le champ du cinéma documentaire la parole filmée n’est pas très « tendance ». Drôle de monde que celui dans lequel nous vivons, où nous sommes tous « connectés », où l’on n’a jamais autant communiqué… et aussi peu parlé ensemble.
Filmer la parole c’est filmer des visages, des regards, des mimiques, des gestes, des silences, des rires, des hésitations, des raccourcis, des associations, des extrapolations, des manières d’occuper l’espace et d’en ouvrir de nouveaux. C’est ramener au premier plan tout ce qui colore et aiguise les idées. C’est filmer cette part de fiction propre à tout récit, puisque parler ce n’est pas seulement rendre compte du réel, c’est toujours aussi le remodeler, le réinventer. Raconter, c’est ce qui permet de faire exister le non advenu. La parole est le territoire de la fiction.

Après La moindre des choses et Sur l’Adamant, ce film est le troisième que vous tournez en psychiatrie, et il y en aura bientôt un quatrième (1). Qu’est-ce qui vous incite à y revenir ?

La psychiatrie est une loupe, un miroir grossissant qui en dit beaucoup à la fois sur l’âme humaine et sur l’état d’une société. On y rencontre toutes sortes de gens au parcours cabossé, des fragiles, des sensibles qui avancent dans la vie comme des funambules. En parlant avec eux, il arrive qu’ils nous disent nos quatre vérités, nous poussent dans nos retranchements, nous entraînent dans des contrées où nous n’avions jamais pensé aller. J’ai mis du temps à me l’avouer, mais si ces personnes me touchent autant, c’est parce qu’elles me renvoient à moi-même, à mes propres vulnérabilités. ■

PROPOS RECUEILLIS À PARIS, JANVIER 2024

1— La machine à écrire et autres sources de tracas, sortie prévue en avril 2024.