Se détacher de l’attachement ?

N° 285 - Février 2024
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À la fois subjectifs et objectifs, féconds et destructeurs, les liens à autrui se donnent comme la matière première de nos vies. Mais le meilleur attachement est peut-être précisément celui dont on peut se passer…

Attachement est un mot équivoque, qui renvoie à la sécurité (attacher sa ceinture), à l’affection (s’attacher à quelqu’un) aussi bien qu’à la dépendance (être attaché à une substance) ou à la violence (se faire attacher à un poteau). Métaphore d’un lien vécu intérieurement, l’attachement concrétise un potentiel relationnel quasi infini pouvant aussi bien construire un monde que corroder un individu.

Attachement et amour

Car l’attachement premier est celui de l’identité, le fait d’être rivé à soi-même par la permanence d’une force vitale cohésive. C’est la membrane de la cellule qui, séparant l’intérieur de l’extérieur, la constitue comme individu par la protection durable de son fonctionnement propre. Et cet attachement à soi, comportant la distance minimale d’un délai temporel, se modalise par la reproduction cellulaire, puis sexuée, la multiplication et l’évolution des espèces. Diversité des êtres vivants qui ouvre la possibilité d’un attachement à un autre que soi : mon double cellulaire, mon enfant, mon prochain, l’animal, la plante, la nature.

L’attachement s’enracine ainsi dans une vie qui dure (attachement à soi), se différencie (attachement à l’autre) et a besoin de remplir, pour assurer sa permanence et sa divergence, un certain nombre de conditions : ordre biologique interne, protection contre les agressions externes, captation de ressources énergétiques, reproduction. Bref, l’attachement pourrait être un double du concept d’« amour » dans son amplitude sémantique même, puisqu’on peut aimer ses enfants ou ses parents, mais aussi son conjoint, le chocolat, la campagne, les mathématiques, la noblesse, avec cette différence que l’attachement est en amont de l’amour, moins délibéré, plus diffus, plus profond.

De la sphère intime au social

De fait, l’attachement aux parents joue un rôle crucial dans la construction de l’enfant, grâce à leurs soins et leur attention (voir le handling et le holding de Winnicott, 1). Alimentant la confiance en soi indispensable à la découverte du monde, il apparaît comme un prérequis, une condition de l’amour intentionnel. Un attachement abîmé par des premiers liens dysfonctionnels a tendance à se répéter à l’âge adulte par l’impasse d’amour toxiques. Contre quoi le travail d’analyse doit permettre au patient de déconstruire le récit rectiligne par lequel il a rendu sa vie acceptable en y dissimulant les dents de scie de ses traumatismes passés, afin de se retrouver soi-même, y compris dans les creux.

Si les attachements adultes se donnent souvent comme la reproduction plus ou moins souple des relations premières qui ont façonné nos angoisses et nos avidités, ils s’en séparent en dépassant le niveau strictement individuel. Puisque l’« être humain est un animal politique (2) », ils s’élargissent à la sphère sociale, avec d’un côté l’intégration, par laquelle la personne désire des biens collectifs, et de l’autre la régulation par laquelle la société lui commande ses lois (3). Attachement social tout à la fois mobilisateur et structurant qui se diffuse vers le bas par la distinction et vers le haut par l’imitation, et jusqu’à l’horizon d’un universel que les réseaux sociaux sont venus seconder en nous offrant des connexions illimitées, avec les inconvénients afférents (bulles cognitives, isolement, impunité). L’attachement, qui était plus que l’amour, s’amaigrit pour devenir moins que lui, voire pour le contredire par le biais de relations asymétriques, appauvrissantes et dépersonnalisées.

Turpitudes qui peuvent d’ailleurs refléter les ravages du mauvais attachement d’un enfant qui, manquant de confiance en soi, va adopter une conduite d’« agrippement » (4), où l’exigence va remplacer le désir, la certitude la confiance et la panique le manque. Carences difficiles à combler et à revivre dans des relations où l’impuissance à résoudre les manques initiaux provoquent la solitude, l’addiction, le ressentiment. À l’inverse, les relations équilibrées tournent les individus vers l’extérieur, répliquant la liberté de l’enfant sécurisé, évitant qu’une attente démesurée ne les place l’un vis-à-vis de l’autre dans la position des Dupont-Dupond, les deux détectives de Tintin, qui, au moment du rétablissement de la gravitation dans le vaisseau, s’accrochent l’un à l’autre et tombent ensemble (5).

Une aile me pousse…

À la fois subjectif et objectif, fécond et destructeur, amour primordial ou évanescent, l’attachement se donne ainsi comme la matière première de nos vies. C’est peut-être la raison pour laquelle nombre de philosophies s’attachent à s’en détacher, ou du moins à le relativiser, puisque vouloir s’en détacher entièrement revient encore agir en fonction de lui. Le meilleur attachement est peut-être celui dont on peut se passer et dont Nietzsche nous donne l’exemple : « La rupture de tout lien individuel est dure, mais une aile me pousse à la place de chaque lien (6) ».

Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie

1– Winnicott, D. : Le bébé et sa mère, Payot, 1992.
2– Aristote : La politique, GF, 2015, 1253, a 2-3.
3– Durkheim, E. : Le suicide : étude de sociologie, PUF, 1991, p. 288.
4– Bonneville-Baruchel, E., « Troubles de l’attachement et de la relation intersubjective chez l’enfant maltraité  », Carnet de notes sur les maltraitances infantiles, 2018/1 (N° 7), p. 6-28.
5– Hergé : On a marché sur la Lune, Casterman, p. 6.
6– Nietzsche, F. : Fragments posthumes, NRF, Gallimard, 1997, tome IX, printemps 1884, 25- 498.