Qui m’écoute vraiment ?

N° 284 - Janvier 2024
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Nous ne parlons pas pour signifier quelque chose, délivrer une information, mais pour être écouté. La parole comporte toujours une part d’opacité qui suppose attention et interprétation, car elle est avant tout lien.

La parole est d’ordinaire définie comme un moyen de communication dont le langage serait le code et le message le contenu. Elle serait ainsi un simple vecteur d’informations, et l’écoute un recueil de données vocales. Cette définition spontanée confond toutefois langage et parole. La parole ne « veut » rien dire. On ne parle pas pour signifier, mais pour être écouté. Contrairement aux animaux qui communiquent pour survivre (se protéger, se nourrir, se reproduire), les êtres humains s’expriment moins dans le but objectif de désigner que subjectif d’être reconnu. On veut capter l’attention, susciter un sentiment, partager une expérience. C’est pourquoi la parole a sans doute été, à l’origine, un chant passionné plutôt qu’un langage froid (1), un duo vivant plutôt qu’un discours pré-écrit. Les messages eux fonctionnent tout seuls : notices d’utilisation, arrêtés préfectoraux, théories scientifiques, dont l’indépendance et la clarté font l’excellence. Au contraire, la parole s’adresse à quelqu’un avec une part d’opacité qui suppose l’interprétation. La parole est lien.
Mais ce lien est menacé de deux côtés : du côté de la réciprocité et de celui de la symétrie. On peut tout d’abord oublier qu’on parle à quelqu’un, en s’enfermant dans un discours vantard ou prolixe. C’est le piège du monologue. On peut aussi se laisser entraîner par la puissance d’un langage qui tend à vitrifier toute parole en argument, dispute, désaveu, oubliant que la vérité est le résultat du dialogue plus que sa condition.

ÉCHAPPER AU MONOLOGUE
Tout d’abord, il faut reconnaître la finalité réelle de la parole, qui est de créer, entretenir et sécuriser un lien. Nous ne cherchons pas à délivrer un message, mais à être écouté. La parole est un essai d’ensorcellement, qui le plus souvent échoue. On veut être intéressant, c’est-à-dire captiver l’autre. Le sens n’est qu’un moyen d’attraction, et aucun message n’a à lui seul ce pouvoir, à moins de devenir littérature, c’est-à-dire davantage que des idées. Céline l’illustre dans son style inimitable : « Rien n’est plus commun [que des idées] ! les bibliothèques en sont pleines ! et les terrasses des cafés !… tous les impuissants regorgent d’idées […] c’est moi qu’ai redonné l’émotion au langage écrit !… retrouver l’émotion du parlé à travers l’écrit ! c’est pas rien (2) !… »
On peut comparer la parole à un cône que le locuteur tenterait de tendre entre, d’un côté, la base qui engloberait autrui et, de l’autre, la pointe qui toucherait à la réalité de son propos, ouvrant dans l’intervalle un espace d’échanges. Si cet entre-deux est précisément toujours spécifique à une personne et une situation données, ses extrémités sont en revanche toujours identiques, incarnées par deux types de raseurs : les narcissiques qui séquestrent leur interlocuteur, les pontifiants qui l’abandonnent. La parole est ainsi une ligne de crête entre la supplique et le verbiage, le trop peu et le trop-plein.
Pour échapper au monologue, la parole doit intégrer autrui en échappant à la fois à soi-même et à son propos. Elle ne fait ainsi que maintenir sa nature de dialogue, répliquant à l’extérieur ce que la conscience fait à l’intérieur. Aussi peut-on se trouver bête dans une succession de monologues, ou passionnant dans un échange où les idées circulent plus vite que l’étalage des interlocuteurs et l’étalement des discours. La conscience s’y multiplie.

MAINTENIR LA CIRCULARITÉ
Mais un deuxième risque apparaît alors, qui n’est plus celui du monologue, mais de l’asymétrie. Une conversation peut en effet tourner au rapport de force et ce, d’autant plus qu’on tend à interpréter le style de l’autre, qu’il soit assertif ou nonchalant, sophistiqué ou vulgaire, comme une tentative de prendre l’ascendant.
Alors, à la faveur d’une erreur grammaticale, d’une analyse simpliste ou d’une sottise quelconque, on retourne sa parole contre lui. Si la vantardise et la pontification affaiblissent l’échange, la volonté d’avoir raison le tue en le réduisant à un contenu, et l’interlocuteur à un élève. Ce n’est plus monologue, c’est dictature.
Si écouter vraiment suppose la générosité de se mettre temporairement entre parenthèses, on y prend surtout le risque que l’autre se vante à nos dépens, monopolise la parole, nous dicte quoi penser. Pire : c’est risquer de s’en sentir coupable. Il faut accepter notre insuffisance et prendre patience. Car la parole qui sauve n’existe pas, comme le savent les Alcooliques anonymes, qui laissent parler les participants sans jamais intervenir ni répondre, les psychanalystes parfois payés pour attendre des années en silence que leurs patients cessent de se répéter, ou encore Lao Tseuselon lequel « celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas (3) ».

CE QUI SE TIENT ENTRE
Si parler doit échapper aux deux écueils du solipsisme et de l’hégémonie, écouter prend le risque de les cautionner. C’est ce partage de responsabilité de l’échec possible de la parole qui rend le dialogue, en apparence si spontané, en réalité si difficile. Gardons à l’esprit ces obstacles pour préserver son intérêt, non dans les messages qu’il véhicule, mais par les liens qu’il tisse, comme nous le rappelle l’étymologie d’« intérêt », inter-esse : « ce qui se tient entre ».

Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie

1– Rousseau, J.-J. : Essai sur l’origine des langues, Collection complète des oeuvres, Genève, 1780-1789, vol. 8, in-4°, p. 366.
2– Céline (L.-F.) : Entretiens avec le Professeur Y., Gallimard, NRF, 1995, pp. 19, 23.
3– Lao-Tseu : “Tao-tö-king”, Philosophes taoïstes Lao-tseu Tchouang-tseu Lie-tseu, traduit du chinois par Liou Kia-hway, Pléiade, 1980, p. 59.