La vieillesse, la joie du naufrage…

N° 283 - Décembre 2023
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Par-delà les avanies du temps, la vieillesse permet peut-être de découvrir, derrière le poids des choses, la merveille du monde...

« La vieillesse est un naufrage ». Chateaubriand, de Gaulle (à propos de Pétain), puis Simone de Beauvoir (1) sont d’accord : le corps en bout de course est comme un bateau en perdition, la coque percée de voies d’eau… L’usure le dérègle, le troue, le tue. Et l’humiliation du corps n’est peut-être pas le pire, mais la démence qui déverse notre conscience dans les crevasses du cerveau pour la figer dans une grimace affreuse. À certains, la mort semble parfois préférable. Le fin vaut encore mieux que l’imminence de la fin. Et pourtant ! N’est-ce pas oublier un peu vite le long plaisir d’avoir vécu ? Faut-il se plaindre d’avoir été jeune longtemps ? La nostalgie concentre toute l’ambivalence d’une longévité qui oscille entre plaisir de se souvenir et regret d’avoir vécu. Plus encore, par-delà les avanies du temps, la vieillesse n’a-t-elle pas appris à découvrir, derrière le poids des choses, la merveille d’un monde, que la jeunesse conquérante n’a pas pris le temps de voir ?

L’EXTINCTION DES LAMPIONS DE LA FÊTE…
Tout vivant périt. Tragédie indépassable à nos yeux, qui a pourtant sa raison dans une stratégie biologique de remplacement plutôt que de réparation indéfinie des individus. Mieux vaut une myriade de sujets qui se renouvellent et s’adaptent qu’un gros animal éternel de plus en plus difficile à raccommoder. L’obsolescence programmée des êtres vivants permet ainsi aux espèces de rester jeunes et de s’adapter. Que « la mort, pas plus que le soleil, ne puisse se regarder fixement (2) », n’empêche pas qu’elle soit, pour la vie dans sa globalité, un épiphénomène. La mort est sa meilleure façon de survivre. Seulement, « mourir cela n’est rien », comme dit la chanson (3), c’est vieillir qui est intolérable ; vieillir, c’est-à-dire disparaître progressivement, comme l’extinction par grappes plus ou moins discrètes des lampions d’une fête de village. On peut se demander pourquoi la vie nous inflige les sinuosités de la vieillesse avant le gros entonnoir de la mort. Pourquoi n’avoir pas opté pour un anéantissement sans bavure ? À bien y réfléchir, au fil de l’Histoire, la mort violente, ou du moins rapide et précoce, a été la règle, alors que la mort « naturelle », ou de vieillesse, l’exception. C’est la prospérité économique et le progrès médical qui, depuis le XVIIe siècle, ont contribué à allonger l’espérance de vie, de 25 ans à 80 ans (4) ! Mais si la longévité est un gain indiscutable, elle pose le double problème de l’autonomie et de la fin de vie.

LA QUESTION DES VALEURS
Car à la manière des maladies, la vieillesse « gêne les hommes dans l’exercice normal de leur vie et surtout les fait souffrir (5).» Et tout comme une maladie, qui serait progressive et irréversible, la vieillesse n’est pas anormale — il est aussi normal d’être malade que de vieillir —, mais instaure une nouvelle norme, inférieure à celle de la santé ou de la jeunesse (6). Infériorité qui n’est pas univoque, son incidence sur l’autonomie pouvant varier. Devoir fortement ralentir la marche est moins grave que de ne plus pouvoir marcher du tout. C’est l’inadaptation aux infrastructures qui pose problème, car dans une société individualiste où les générations vivent séparées, l’autonomie est le seul moyen pour le sujet d’accéder aux ressources collectives. Ce qui implique d’un côté des structures sociales adaptées, de l’autre des mentalités qui valorisent cette autonomie. Comme pour le handicap en effet, les préjugés, davantage encore que les amputations, peuvent enfermer les individus dans leur corps.
La grande vieillesse pose aussi le problème de la fin de vie et de la «bonne mort ». Ce n’est plus ici seulement une question de moyens à déployer avec des ressources (infrastructures ou mentalités), mais de buts à choisir avec des valeurs : que choisit-on de ne pas faire (l’explosion des dépenses de santé, en particulier en fin de vie, appelle à des arbitrages) et de faire (sédation profonde, suicide assisté, euthanasie active) ? La vieillesse oblige ainsi chacun à faire un bilan, non seulement de ce qu’il a, mais de ce qui compte.

UNE FORME DE CONSÉCRATION ?
Pour finir, être vieux, c’est quand même avoir la chance d’avoir vécu longtemps. Si cela ne compense pas la peine de la décrépitude, cela peut s’agrémenter de nostalgie, ce « bonheur d’être triste (7) ». C’est aussi le bonheur présent de vivre, déchargé des hypocrisies de la vie civile, des exigences de la performance, des craintes et des espoirs que le bout de la route abolit. La vieillesse n’est donc pas seulement l’impasse souffreteuse d’une vie rabougrie, mais une forme de consécration, dont les difficultés concrètes doivent être prises en charge collectivement. Ce qui est à la fois un devoir envers ceux qui vieillissent, un calcul pour ceux qui seront vieux et un profit pour les uns et les autres qui trouvent dans ce lien intergénérationnel, l’occasion de discerner l’essentiel de l’accessoire.

Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie

1– Beauvoir (S.) : La vieillesse, Folio Essais, 1970.
2– La Rochefoucauld: Maximes, Garnier-Flammarion, 1999, maxime XXV.
3– Brel (J.) : Vieillir, 45 tours Barclays, 1977.
4– Source : Ined.
5– Leriche (R.) : La chirurgie de la douleur, Masson, 1937, p. 52.
6– Canguilhem (G.): Le normal et le pathologique, PUF, 1984, p. 121.
7– Hugo (Victor) : Les travailleurs de la mer, Émile Testard ; 1892, II, p. 253.