L’humeur ou l’odeur du sentiment

N° 277 - Avril 2023
FacebookXBlueskyLinkedInEmail

Comment définir l’humeur ? Transparente, imperceptible, elle est l’habit anodin qui enveloppe et révèle un rapport au monde parfois déformé par ses turbulences.

Quoi de plus insaisissable et fortuit que l’humeur ? Transparente, l’humeur n’est ni une chose, ni une sensation, ni même une idée. On pourrait la comparer au vide quantique dont le niveau d’énergie est si faible que les particules peinent à en émerger. Sans consistance, l’humeur enveloppe pourtant nos états de conscience d’une manière d’autant plus influente qu’elle est invisible et projette sa couleur, sa tonalité ou sa température sur les choses mêmes. Projection qui, sous différentes formes, peut modifier, voire distordre notre rapport au réel. Comment comprendre ce vide qui influence tout ?

Définitions
Pour distinguer les différents sens de l’humeur, il faut d’abord procéder à un « nettoyage de la situation verbale » (1). Son sens premier, trivial, désigne un état d’esprit spontané. Ainsi, être de « bonne » ou de « mauvaise » humeur, c’est aborder les choses de façon favorable ou défavorable. « Tonalité générale des expériences émotionnelles » (2), l’humeur est d’ailleurs souvent liée à la qualité du réveil ou de l’événement dont elle est l’ombre portée, jusqu’à s’effacer derrière la logique du réel, qui parle plus fort.
Dans cette première acception, l’humeur est une sorte d’orientation minimale de l’esprit, qui en déformerait l’objectivité. Une humeur mélancolique rendrait notre flux de pensée pessimiste, anticipant l’échec et les moyens d’y parer plutôt que les atouts d’une situation. À l’inverse, une humeur euphorique pourrait encourager une présomption dommageable. Aussi l’humeur parfaite serait « neutre », non seulement invisible mais inopérante. C’est pourquoi l’on valorise cette « égalité d’âme » qu’on appelle équanimité ou sérénité et qui, loin d’être donnée, peut réclamer une condition physique (santé), un niveau social (richesse) ou encore un effort philosophique (stoïcisme).

Pouvoir être touché
Mais l’humeur n’est pas seulement cet épiphénomène parasite, elle s’enracine dans notre affectivité, c’est-à-dire notre capacité à être touché par des phénomènes qui ne sont ni strictement physiques (sensations) ou psychiques (idées) mais sentimentaux, par lesquels se révèle le monde comme tel. D’ailleurs, l’Antiquité se représentait les « humeurs » comme des fluides corporels transmettant les émotions. Qu’est-ce que l’amour, l’angoisse ou l’admiration, sinon l’approfondissement d’une humeur favorable, anxieuse ou reconnaissante ? L’humeur serait comme « l’odeur » du sentiment, sa manifestation vaporeuse, une sorte de creux ondoyant préfigurant la forme de sentiments possibles, se confirmant à l’occasion par le remplissement de tel ou tel sentiment, affect pouvant lui-même s’épaissir, voire devenir rigide dans le traumatisme, la dépression ou la manie.
De fait, les troubles de l’humeur ont parfois été nommés « troubles de l’affectivité » (3). La dépression déforme par exemple notre rapport au réel, notamment en influençant les facultés cognitives par des généralisations outrancières, de fausses inférences ou la concentration sur des détails. Les personnes dépressives auraient ainsi un schéma cognitif négatif et rigide, hérité de l’enfance ou de vécus spécifiques, les conduisant à interpréter leurs expériences de manière systématiquement dévalorisée (4).
L’humeur serait ainsi la partie émergée d’un affect, dont la partie cachée serait la passion, celle du pâtir et de la pathologie – qui partagent tous trois la même étymologie. Elle peut être décrite comme l’inertie d’un état de conscience qui dure au-delà de sa propre logique, ainsi l’alcoolique qui boit-sans-soif, le dépressif qui s’attriste sans fin, le traumatisé qui revit la même situation indéfiniment, la personne qui accumule les objets au-delà de leur usage, l’érotomane dont l’amour se cristallise en certitude de réciprocité… L’humeur, imperceptible inclinaison de l’esprit, témoigne ainsi en silence du pouvoir d’être touché et, par suite, potentiellement entraîné par des affects à l’autonomie maladive, qu’il s’agisse de manie ou de dépression, mais aussi des troubles obsessionnels, voire de délires pouvant être analysés comme l’interprétation secondaire de ressentis injustifiés (5).

La profondeur de la transparence
L’humeur est donc la proue d’un navire qui s’ancre dans la sérénité mais peut dériver dans le sentiment, être chaviré par des troubles, s’échouer sur la passion, ou encore couler dans le délire d’interprétation. Elle est l’habit anodin qui enveloppe et révèle notre rapport au monde. Ni sensation, ni pensée, elle est comme un « sentiment de rien, l’ouverture première qui commande toutes les autres. » (6). C’est d’ailleurs dans cette pure capacité à être affecté que Bergson voyait l’origine de l’art, en deçà du tournant rationnel où l’intelligence découpe le monde en fonction de ses besoins (7). Aussi cette « profondeur de la transparence (8) » peut nous conduire à la création comme à la maladie, selon qu’on l’ouvre sur le monde ou qu’on la ferme sur soi. Parce qu’une tonalité est moins déterminante que la musique qu’on y compose. Charge à la volonté, la thérapie ou la pharmacopée d’encourager cette écriture de soi.

Guillaume Von Der Weid
Professeur de philosophie

1– Valéry, P. : « Poésie et pensée abstraite », Variété V, Folio Essai, 2002, p. 661. 2– Pichot, P. : « Personnalité et réaction », Bulletin de psychologie, t. 15, 1962. 3– Faure, H. : « Les troubles de l’affectivité », Bulletin de psychologie, t. 21, 1967, pp. 83-97. 4– Beck, A. T. : Depression, clinical, experimental and theoretical aspects, Harper and Row, 1967. 5– Sérieux, P., Capgras, J. : Les folies raisonnantes. Le délire d’interprétation, Alcan, 1909. 6– Barbaras, R. : Métaphysique du sentiment, Cerf, 2016, p. 188. 7– Bergson, H. : La pensée et le mouvant, PUF, Quadrige, 1990, p. 149-151. 8– Barbaras, R., op. cit., p. 37.