Inceste : la destructivité du même

N° 271 - Octobre 2022
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L'inceste, universel dans son existence, est variable dans sa définition sociale. C'est qu'il s'agit moins d'une impossibilité de fait que d'un halo de répulsion biologique autour de la reproduction du même.

L’inceste est le tabou des tabous. À la fois pathogène biologiquement, interdit légalement et scandaleux moralement, il constitue un nœud « de l’inexistant, de l’illicite et de l’informulable » (1). Certains voient même en lui l’origine de l’humanité, par l’établissement d’une première règle entravant la pulsion sexuelle et ouvrant le système d’alliances matrimoniales sur l’extérieur du clan (2). Et pourtant, l’inceste en lui-même est moins un mal que l’abus duquel il procède dans la plupart des cas. Entre frères et sœurs séparés à la naissance qui se seraient rencontrés à l’âge adulte et seraient tombés amoureux, il ne fait de tort ni à l’un ni à l’autre. De plus, la variabilité de son périmètre culturel semble le relativiser. Si l’inceste est le pire des crimes, pourquoi le commet-on ? Et s’il est relatif, pourquoi provoque-t-il une répulsion universelle ?

Un interdit éminemment culturel

L’inceste se donne d’abord comme une abomination. Une acte contre-nature anti-social et immoral. Sources de pathologies pour commencer. L’union des parents, par l’accrétion de gènes potentiellement défectueux, augmente le risque de malformations. Plus généralement, la reproduction sexuée a pour avantage de mélanger à chaque génération les génomes d’individus différents, et redoubler la création de nouveaux êtres vivants par celle de nouvelles singularités génétiques. De fait, chez les animaux, on rencontre des mécanismes collectifs qui visent à éviter la consanguinité (éviction des jeunes mâles de la horde, « rapt » des femelles par des mâles étrangers…), même si l’accouplement avec les parents ne fait l’objet d’aucun rejet instinctif et se produit parfois, selon le contexte. Plus que « contre-nature », l’inceste est donc un interdit éminemment culturel qui cherche à se fonder sur une nature supposée plus solide qu’un simple décret social. Et cette excommunication, qui se retrouve dans toutes les cultures, serait par extension, à l’origine de toute normativité sociale. Pour Levi-Strauss, l’interdiction de l’inceste « est le processus par lequel la nature se dépasse elle-même » (3). C’est en ce sens, sans doute, qu’on peut d’abord comprendre la révulsion que suscite l’inceste, en ce qu’il serait la transgression de la règle des règles, le socle de tous les interdits. Car l’inceste en lui-même, entre adultes consentants, n’est pas contraire à la morale. Quel mal cause-t-il ? Ainsi, si le Code civil refuse de marier les couples incestueux (art.344-2), le Code pénal, lui, n’interdit pas l’inceste. Il faut donc bien distinguer l’inceste au sens strict, de l’abus d’autorité par un ascendant qui accompagne une agression sexuelle. Au crime du viol à l’abjection de l’abus d’autorité, l’atrocité de l’inceste ajoute un troisième degré de faute, celui de l’abus de la position de parent. Ainsi, l’inceste aggrave le traumatisme du viol par la perte de confiance dans les proches et l’empoisonnement de la construction psychique de la personne elle-même. Aussi le Code pénal alourdit-il les peines pour viol par ascendant (art.222-23/26).

La promiscuité repoussante de l’inceste

Dès lors, comment comprendre que des hommes (à 99% (4)), alors même qu’ils sont bien intégrés et de tous les milieux sociaux, commettent, avec une régularité désarmante (5), le pire crime possible ? On observe que les pères incestueux ont des carences affectives profondes, quand ils n’ont pas eux-mêmes été victimes dans leur enfance, et abusent de leurs enfants dans une recherche narcissique maladive (6). Et c’est précisément la promiscuité repoussante de l’inceste qui attire les hommes avec des béances affectives.

On comprend mieux que l’inceste, universel dans son existence, soit variable dans sa définition sociale. C’est qu’il s’agit moins d’une impossibilité de fait que d’un halo de répulsion biologique autour de la reproduction du même. Abominable quand il viole ses enfants, il épouse les fluctuations des structures sociales, des systèmes de parenté, des préceptes religieux comme une coutume innocente. Ainsi, en Papouasie, seul l’inceste mère/fils est condamné, au contraire de celui père/fille, car le père n’est pas perçu comme son géniteur principal. De même, l’Égypte ancienne tolère l’inceste entre frères et sœurs, à l’inverse du christianisme qui, voyant dans le couple « une seule et même chair » (Genèse, II, 24), élargit l’inceste aux beaux-frères puis aux cousins, jusqu’au 7e degré du XIIIe siècle (7).

Un concept ambivalent

L’inceste, tabou absolu mais acte en lui-même sans conséquence entre adultes consentants, interdit universel mais variable, est un concept dont l’ambivalence découle de la superposition d’une règle à la fois naturelle et sociale consistant à éviter l’union des identiques, à une réalité humaine sacrée, qui est celle de l’amour des parents pour leurs enfants, que le viol incestueux renverse. Que l’inceste puisse être consenti retire au viol incestueux son triple pouvoir destructif, mais choque, parce qu’il contredit le principe même de la vie qui est créativité, sublimée par la civilisation humaine.

Guillaume Von Der Weid,
Professeur de philosophie

1- Foucault, M : Histoire de la sexualité, I, Gallimard, 1974, p.111
2- Freud S. : Totem et Tabou, Payot, 2004.
3- Levi-Strauss, C. : Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, 1997, p.29.
4- Committee on sexual offences against children and youths, Canada, 1984.
5- Dussy D. : « L’institution familiale et l’inceste : théorie et pratique », Mouvements, 2015/2 (n°82), p.76-80.
6- Racamier, P-C : L’inceste et l’incestuel, Dunod, 2010.
7- Godelier, M : « Toutes les sociétés humaines font de l’inceste un tabou mais cette universalité revêt des formes très différentes » Le Monde, 22/10/2021.