Mentir, c’est dire quelque chose de faux pour tromper. Par le seul pouvoir de la parole, mentir change le monde, quand il dépend de la croyance des autres. Acte tout à la fois créateur – du monde alternatif – et destructeur – de la vérité et de la confiance perdue –, le mensonge est donc une sorte de superpouvoir. Comment l’enfant ne serait-il pas fasciné par cette cape lexicale d’invisibilité ?
En grandissant, il découvre les conséquences à long terme du mensonge, et y renonce le plus souvent au profit des bénéfices de l’intégrité. Mais cet effort moral doit s’insérer dans une norme sociale, qui exige aussi des arrangements avec la vérité, et pas toujours pour de mauvaises raisons. Car le mensonge peut avoir une fonction sociale de facilitation et politique de construction.
Il arrive cependant que le mensonge perdure au-delà de ses fonctions éducative et sociale. Il devient alors le symptôme d’un renversement, où sa puissance de création d’un monde fictif révèle une maladie réelle. Entre sur-puissance et perte de soi, le mensonge est donc au croisement de l’identité personnelle, de la norme sociale et de la rationalité du réel.
La dimension sociale
Le mensonge est d’abord un raccourci vers le monde idéal où le « détail » du pot de confiture vide dans le buffet ou du cadavre dans le placard est évincé par les mots. « Ma mère est morte » : on se souvient de la justification d’absence délirante d’Antoine Doinel qui, après avoir été démenti, s’enfonce peu à peu dans la marginalité (1). De même, si un crime peut échapper à la sanction par le déguisement d’un mensonge ajusté, le criminel sera puni par son prochain méfait, ou l’inquiétude de l’être, ou la culpabilité de le mériter.
L’individu finit donc par se passer du mensonge pour gagner en tranquillité d’esprit et en crédibilité sociale. Dans un monde bâti sur le symbolique, tout repose sur la réputation. C’est pourquoi un pays préfère toujours rembourser des dettes écrasantes qu’il pourrait effacer d’un trait de plume, pour préserver son crédit, dont la perte serait plus dommageable que la pauvreté.
Le mensonge a surtout une dimension sociale. Ce n’est plus le faux ponctuel qui se cale dans l’interstice entre le sol du réel et la table du souhaitable, mais le faux généralisé de l’hypocrisie quotidienne (2). C’est un mensonge structurel qui harmonise et ordonne la société, et que seuls les « demi-habiles » dénoncent (3).
Le mensonge est aussi l’instrument de la créativité. Pour Hannah Arendt, « la négation délibérée de la réalité (mentir) et la possibilité de modifier les faits (agir) sont intimement liées ; elles procèdent l’une et l’autre d’une même source : l’imagination (4) ». Imagination qui doit toutefois être limitée pour ne pas verser dans l’utopie meurtrière ou une « réalité alternative » dont aucun projet ne pourrait émerger. Le mensonge ne peut valoir, là encore, qu’en étant dépassé vers une action véritable.
Insupportable réalité
Mais il arrive que mentir devienne une nécessité. Le mensonge se renverse : ce n’est plus moi qui décide de ce que l’autre croit, mais l’autre qui décrypte, dans ce que je veux ostensiblement faire croire, ce que je suis. Ainsi, certains troubles psychiques trouvent un renfort dans les récits fictifs. Le mensonge systématique peut protéger contre un risque subjectif de fragmentation, d’effondrement, d’envahissement de l’autre, au prix d’une imposture qui ne trompe plus personne. L’expression même de « mentir comme on respire » souligne le caractère vital de certains mensonges. Ce que le menteur redoute par-dessus tout, c’est que le regard de l’autre l’anéantisse en le démasquant, car alors il apparaîtrait nu, c’est-à-dire « sans consistance » (5).
Si le mensonge s’installe dans la durée, c’est aussi qu’il vient résorber en s’y superposant un clivage interne entre réalité insupportable et moi idéal. Un enfant battu prétendra avoir une famille parfaite pour éviter de « la rendre nuisible une nouvelle fois » (6), tandis que ceux à qui l’on ment sur leur origine, devinant la mystification, développeront une tendance à mentir pour s’intégrer à cette réalité douteuse (7). C’est l’impossibilité subjective d’unifier l’expérience qui fait du mensonge un subterfuge à la fois nécessaire et paralysant.
Un discours indépendant ?
Mentir est ainsi un talisman à la fois magique et maléfique. Il peut changer le réel avec des mots, mais témoigne, par son débordement, d’une perte de soi. C’est pourquoi le mensonge renvoie au cœur même de la conscience, qui est la capacité d’élaborer un discours indépendant à la fois du réel (et de ses apparences) et de la société (et de ses préjugés), renvoyant ainsi dos-à-dos la mythomanie protectrice et la parrêsia philosophique (le « franc-parler », le « parler vrai ») qui, selon Foucault, est la forme principale du « souci de soi » du sujet (8). Aussi vérité et mensonge ne sont-ils pas seulement des propriétés de discours, mais des façons d’exister.
Guillaume Von Der Weid,
Professeur de philosophie
1– Les 400 coups, film de F. Truffaut (1959).
2– « Les Stoïciens voulaient que nous feignions les sentiments et ne les éprouvions pas. Nous faisons cela sans nous en apercevoir. La comédie de l’amour met cependant un peu d’huile dans les relations humaines. C’est pourquoi on les fait durer. » Montherlant (H. de), La marée du soir, NRF, 1972, p. 73.
3– Pascal, B. : Pensées, “La raison des effets”, GF, 2015.
4– Arendt, H. : Du mensonge à la violence, Pocket, 2002.
5– Bertrand, M. : « Mensonge pathologique et clivage du moi », Revue française de psychanalyse, PUF, 2015, p. 108 à 119. 6– Bouchereau, X. : Mentir, ça va de soi, Sens-dessous, 2014, p. 23 à 30.
7– Korff-Sausse, S. : “Mentir pour dire vrai, le déni et l’affabulation”, La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2009, 1, n° 75, p. 23 à 28.
8– Foucault, M. : Le courage de la vérité, Cours du 10 mars 1982, EHESS, Gallimard, Seuil, 2009.